L’été prochain, la Coupe du monde du football se tiendra en Russie. Les fans homosexuels, noirs ou issus des « minorités ethniques » qui s’y rendront sont invités à être prudents [2]. En effet, si l’homosexualité n’est pas interdite dans le pays de Poutine, il existe une loi interdisant d’y faire référence à l’école (ainsi que, plus généralement, sa « propagande ») et les actes homophobes ne sont pas rares. L’occasion de faire un rapide état des lieux de l’homophobie dans le monde et de revenir sur le débat soulevé par la défense des droits des LGBTI dans le Sud.
En juin 2011, le Conseil des droits humains de l’ONU a adopté la résolution hautement symbolique 17/19 ; première résolution des Nations Unies sur les violations des droits humains fondés sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre (OSIG). Présentée conjointement par l’Afrique du Sud et le Brésil, cette résolution a marqué une étape historique. Cinq ans plus tard, un expert indépendant, le Thaïlandais Vitit Muntarbhorn, était nommé pour une période de trois ans sur ces questions. Ces deux résolutions ont, à chaque fois, soulevé une forte opposition, principalement menée par l’Organisation de la coopération islamique (OCI), qui regroupe 57 États [3] . Cependant, ce serait une erreur de réduire cette opposition à une question religieuse – qui plus est circonscrite à l’islam, et non aux autres religions –, voire à un clivage « civilisationnel ». Comme le dit Katerina Dalacoura, la tolérance et l’acceptation de l’homosexualité en Occident « est récente et, au mieux, partielle » [4] .
Selon le premier rapport de l’expert indépendant, « les relations homosexuelles consenties sont toujours punies par la loi dans 73 pays », soit un peu plus d’un tiers des États membres de l’ONU [5] . Aussi différentes soient-elles, ces lois, qui font parfois référence à « l’ordre de la nature », à la « moralité » ou à la « débauche », ont en commun d’être « utilisées pour harceler et poursuivre des personnes en raison de leur sexualité ou identité de genre réelle ou supposée » [6] . Plus d’une vingtaine de ces pays ne font pas parties de l’OCI, tandis que plusieurs de ses membres (Albanie, Burkina Faso, Kazakhstan…) ont dépénalisé l’homosexualité.
La situation est donc, comme le souligne l’expert indépendant, hétérogène. Or, cette hétérogénéité touche à la fois le traitement de l’orientation sexuelle – l’homosexualité masculine est souvent plus sévèrement criminalisée –, les dispositifs légaux, parfois flous ou contradictoires, l’intolérance et les discriminations effectives, ainsi que l’écart entre la protection légale et les violences subies. En conséquence, l’expert indépendant en appelle à une triple dynamique de dé-stigmatisation, de dépénalisation et de dé-pathologisation. Cependant, non seulement le bienfondé de ces droits, mais aussi la stratégie la plus efficace pour les défendre sont contestés.
Une « Internationale gay » ?
La défense des droits des LGBTI se prête facilement à une instrumentalisation politique. Et il ne fait aucun doute qu’elle l’a été et continue à l’être par de nombreux gouvernements occidentaux, qui de la sorte se présentent à bon compte comme des défenseurs des minorités opprimées, et mettent en scène le clivage entre un Occident moderne, progressiste, laïc et ouvert d’un côté, et le Sud, arriéré, intolérant et barbare, de l’autre ; l’Afrique et l’Islam constitueraient les marqueurs les plus évidents de cette « arriération ». Cette instrumentalisation est d’autant plus hypocrite que nombre de migrants et de demandeurs d’asile LGBTI n’en sont pas moins expulsés d’Europe et des États-Unis, et renvoyés dans leur pays d’origine où ils doivent faire face à la violence et à la stigmatisation, parfois au péril de leurs vies, comme ce fut le cas de Jackie Nanyonjo, morte en Ouganda peu de temps après son expulsion de Grande-Bretagne en 2013 [7] .
Par ailleurs, cette diplomatie est accusée d’être agressive, contre-productive et de participer de l’impérialisme. Telle est l’analyse de Joseph Massad, s’appuyant sur les théories d’Edward Saïd et de Michel Foucault, dans son livre Desiring Arabs (University of Chicago Press, 2007) ; analyse reprise par divers courants post et/ou dé-coloniaux, dont, en France, le Parti des indigènes de la République (PIR). Le réseau d’ONG occidentales, constituant ce que Massad nomme « l’Internationale gay », se serait fait l’allié objectif de la politique néocoloniale américaine, en permettant ou en incitant l’impérialisme à se saisir de la lutte contre l’homophobie. Or, cette campagne de « solidarité » passe par l’imposition de la dichotomie identitaire hétérosexualité/homosexualité, prétendument universelle, à la diversité des pratiques sexuelles telles qu’elles étaient vécues dans le monde arabe et africain.
Qui plus est cette politique serait inefficace, elle ferait plus de mal que de bien [8] . Cette ingérence pousserait, en effet, les gouvernements du Sud à mettre en place ou à renforcer des mesures toujours plus répressives visant le genre et l’orientation sexuelle. Or, les LGTBI seraient d’autant plus exposées à la répression que, suite à l’incitation de « l’Internationale gay », elles sont amenées à revendiquer une identité, à laquelle sont liés des droits, et à devenir ainsi plus visibles. L’Association internationale des lesbiennes, gays, bisexuels, trans et intersexes (ILGA) reconnaît d’ailleurs que la visibilité de ces questions et de ces organisations de défense des droits, en Afrique, « est une arme à double tranchant : d’une part, cette visibilité sert le but nécessaire de démystifier les personnes LGBTI et leurs préoccupations en matière de droits humains, et d’autre part, elle suscite une réaction brutale envers une large partie de ces organisations qui s’expriment à visage découvert » [9] . Seule en sortirait gagnante, selon Massad, une partie très minoritaire des classes supérieures, ayant déjà adopté les formes d’expression homosexuelle occidentale.
L’intérêt d’une telle analyse est de souligner tout à la fois l’imbrication de la « défense des homosexuels » dans des visées impériales et la disparité de pratiques et identités sexuelles, qui n’empruntent pas forcément les expressions qu’elles ont prises historiquement en Occident, et qui se déclinent différemment selon les classes sociales. Il convient d’ailleurs de mettre en avant l’étrange chassé-croisé qui s’est opéré en Afrique et dans les pays du Moyen-Orient où la tolérance envers l’homosexualité – présentée aujourd’hui comme un produit d’exportation des « Blancs » – était plus importante par le passé, alors que l’homophobie est largement un héritage du colonialisme [10] . L’analyse de Massad n’en est pas moins imprégnée de présupposés faux dont il convient de mettre en avant les soubassements et les effets politiques.
« Pas comme chez vous » ?
On se souvient de la fameuse petite phrase du dirigeant iranien, Mahmoud Ahmadinejad, lors d’une rencontre à l’Université Columbia de New York, en septembre 2007 : « En Iran, nous n’avons pas d’homosexuels comme dans votre pays ». À cette occasion, Houria Bouteldja, porte-parole du PIR, le qualifia de manière provocatrice de : « mon héros ». Elle entendait affirmer par-là que sa mauvaise foi et son mensonge importaient moins que l’arrogance de l’indigène au cœur de l’Empire, refusant de se soumettre à « l’agenda blanc » [11] .
Le cynisme le dispute à l’imbécilité dans la déclaration d’Ahmadinejad. Elle met en scène une série de négations puériles et assassines : il n’y a pas de Gay pride à Téhéran ni d’homosexuels revendiquant des droits. Mais le « comme dans votre pays » marquait plus foncièrement une frontière intangible entre l’homosexualité, qui appartiendrait à l’Occident, et l’Islam qui consacre l’impossibilité d’être à la fois musulman et homosexuel. Massad et Bouteldja, de leur côté, disent plutôt qu’il existe bien des pratiques homosexuelles dans le monde arabe, en Afrique (et dans les banlieues françaises), mais que celles-ci ne se manifestent pas par l’affirmation identitaire et la revendication de droits [12] . Aussi divergentes que soient leurs positions, ils s’accordent au moins sur ce point avec Ahmadinejad : la défense des droits des homosexuels est une importation de « l’Internationale gay ».
Pour paraphraser Scott Long, c’est supposer une cohérence, une structuration et un pouvoir démesurés à cette Internationale, ainsi qu’une capacité impressionnante à fixer et à atteindre ses résultats [13] . C’est aussi, dans le champ des rapports de forces, ignorer ou évacuer les tendances conservatrices de l’Empire. De la sorte, on occulte et on se condamne à ne pas comprendre les convergences et alliances Nord-Sud qui peuvent s’opérer. Ainsi, par exemple, entre les groupes religieux (catholiques et surtout évangélistes) nord-américains de droite et d’extrême-droite et le pouvoir ougandais dans l’offensive anti-homosexuelle [14] .
La dénonciation de « l’impérialisme sexuel » est dès lors partielle et partiale. Sans compter qu’elle réduit à rien la marge de manœuvre des États du Sud. Ces derniers ne réagiraient qu’après-coup, et toujours en réaction aux injonctions du Nord. Là aussi, c’est adopter une vue partielle et partiale : l’instrumentalisation des droits liés à l’orientation sexuelle n’est pas le seul fait de l’Occident, mais bien aussi celui des gouvernements du Sud, qui manipulent et mettent en scène ces questions sensibles à des fins de contrôle social et de pouvoir.
Cette instrumentalisation permet, en effet, à ces gouvernements de se refaire à bon compte une popularité, de se réclamer de l’anti-impérialisme et de reconfigurer le débat public, en subordonnant des problèmes autrement gênants pour ces classes politiques : l’accès aux services sociaux, la redistribution des pouvoirs, les inégalités, etc. Et cette instrumentalisation semble répondre d’abord à des enjeux de politique interne plutôt qu’à une conjoncture internationale. En témoignent par exemple les accusations récurrentes des présidents ougandais, zimbabwéens, zambiens envers les partis d’opposition de soutenir et promouvoir l’homosexualité [15] . De même, à des milliers de kilomètres de là, dans des contextes aussi différents que la Russie et Haïti, l’adoption de mesures législatives répressives concernant les homosexuels renvoie d’abord et directement à des enjeux nationaux, et ne constitue que partiellement et indirectement une réponse aux injonctions internationales.
La non-reconnaissance de cette instrumentalisation par les gouvernements du Sud, ainsi que la non prise en compte de leur pouvoir – certes, toujours limité, contraint et partiel – de négocier et de ruser avec les ingérences internationales, en les réorientant en partie du moins à leur profit viennent confirmer et renforcer la condamnation par Massad de l’échec de cette campagne de solidarité envers les LGTBI du Sud. Celles-ci inciteraient, sinon imposeraient, l’adoption par les personnes du Sud d’une identité « universelle » homosexuelle, rendant les pratiques sexuelles existantes plus visibles et revendicatives, poussant alors les États à les réprimer. Mais toute la chaîne des causes et effets de ce raisonnement est problématique, ce qui fausse l’équation au final.
C’est « l’Internationale gay » qui a créé les homosexuels d’Afrique et du Moyen-Orient, en obligeant ceux-ci à reproduire la binarité sexuée occidentale, et à figer leurs pratiques en une revendication identitaire politique. Tel est l’argument de Massad, repris par le PIR notamment [16] . Les Africains et les musulmans engagés dans ces pratiques sexuelles minoritaires y perdraient doublement : d’abord, en se pliant à l’épistémologie universaliste de cette Internationale « blanche », ensuite, en s’exposant à la répression des États dont ils sont citoyens.
Mais la répression ne vise pas seulement l’identité, mais bien souvent les pratiques sexuelles (et ce y compris hétérosexuelles, telles que la sodomie et la fellation) elles-mêmes. Dans nombre de cas, en effet, les personnes sont dénoncées, piégées sur internet, arrêtées chez elles, etc. sans avoir fait leur coming out. De plus, la frontière entre pratiques et identités est perméable et mouvante. D’une part, il s’agit toujours d’identités réelles ou supposées, d’autre part, les pratiques sont potentiellement porteuses de revendications en termes d’identité et de droits. Enfin, le débat sur la stratégie de mise en visibilité doit être pensé à nouveaux frais.
Certes, sans internet et sans les organisations occidentales de défense des LGTBI – bref, sans la mondialisation –, les revendications identitaires liées aux orientations sexuelles se seraient certainement développées sous d’autres formes dans le Sud. Et, de fait, la stratégie de mise en visibilité provocante constitue un registre d’action plus efficace dans les démocraties occidentales, que dans d’autres contextes. Reste que de faire de toute visibilité une stratégie contre-productive – elle attire la répression – et aliénante – en vous soumettant à une identité imposée de l’extérieure, qui n’est pas la vôtre – est problématique. C’est inviter les LGBTI à contrôler leurs corps et leurs gestes pour en effacer les traces trop visiblement « déviantes » à l’ordre (politique, sexuel) en place, et les abandonner implicitement à la répression si ce travail d’invisibilisation n’a pas été (suffisamment) fait.
Au cœur de cette équation, réside la négation de toute autonomie, y compris dans la réappropriation et le détournement de pratiques et concepts venus d’ailleurs, des acteurs du Sud, réduits à des sujets dociles, impuissants et aliénés. Massad va jusqu’à qualifier les individus arabes s’identifiant comme appartenant à une minorité sexuelle d’« informateurs locaux » (natives informant) de l’« Internationale gay ». La terminologie, qui renvoie à l’ère coloniale, a été à juste titre démontée par Rahul Rao [17] . Elle fait ainsi peser sur ces acteurs une suspicion, qui glisse assez vite vers une condamnation de leur non-représentativité, de leur inauthenticité et, finalement, de leur trahison.
Cette disqualification des acteurs est commune à ce type de lecture postcoloniale. Ainsi, le PIR n’envisage-t-il pas possible ni souhaitable, pour les « indigènes », le coming out car ce serait « fragiliser le corps social indigène déjà mal en point, et poursuivre le démantèlement de la famille qui devient pour les indigènes le refuge ultime ». D’où la nécessité de négocier avec le patriarcat de leurs communautés et d’identifier « l’ennemi principal », « pour éviter une quelconque complicité avec l’impérialisme blanc » . A contrario, quelle légitimité peuvent avoir celles et ceux qui optent pour une autre stratégie, revendiquant des droits sexuels, et par-là même mettent à mal la dignité indigène, la famille et la communauté ? Ne sont-ils pas dès lors complices de « l’impérialisme blanc » ? [18]
D’autres formes de solidarité
Les ingérences impérialistes multiformes doivent être repérées, dénoncées et combattues. Encore ne peuvent-elles l’être que par une analyse dynamique et critique de la configuration de rapports sociaux inégalitaires, qui reconnaît la diversité des acteurs et leur relative autonomie, plutôt que de les nier sous une vision homogène et fantasmée des populations du Sud et des quartiers populaires. Sous peine sinon de redoubler la dynamique d’invisibilisation et d’ensilencement, pour finir par parler à la place de ces acteurs [19] . Et de dénoncer le néocolonialisme, en recourant soi-même à un impérialisme fonctionnel.
Sous l’échafaudage d’une dénonciation de l’impérialisme macrosocial et surdéterminant disparaissent les sujets et les événements, les positionnements et les détours. Tant au Nord – « l’activisme occidental LGBT contemporain est un espace profondément divisé » [20] – qu’au Sud : même lorsque des activistes recourent à une revendication identitaire sexuée, ils ne le font pas automatiquement sous la forme occidentale, par exemple en mettant en avant une double identité musulmane et homosexuelle (et en cherchant notamment par un travail de re-contextualisation du Coran à légitimer la compatibilité de cette double figure).
Jacques Rancière disait à propos de la philosophie d’Althusser qu’il s’agissait d’un « discours de l’ordre dans le lexique de la subversion », qui « autorise à parler pour les autres » [21] . On peut dire la même chose du courant postcolonial dont on a fait ici la critique. Toujours au sens de Rancière, il s’agit d’une logique policière, qui marque l’assignation des gens à leur place. Plutôt prendre le parti de l’égalité, du débordement des ordres et des places, en demeurant attentif aux rapports de domination comme aux écarts et aux effractions dans et de l’espace politique, en écoutant et en prenant au sérieux la parole des acteurs, toujours situés et régulièrement divergents. Bref ne pas agir pour eux, mais avec eux. Et faire le pari fragile et risqué de leur autonomie.