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Dépassée, la lecture Nord-Sud du monde ?

La lecture Nord-Sud du monde n’a jamais été acceptée par les milieux conservateurs et libéraux, qui y voient la source de revendications collectives menaçant les intérêts économiques et politiques des puissances occidentales ou perturbant le libre jeu de l’offre et de la demande mondiales supposé bénéficier à tous. Depuis quelques années, des courants progressistes ont, pour de toutes autres raisons, faite leur cette idée de l’obsolescence de la grille de lecture en question. D’une part, une partie du Sud connaît depuis plus de vingt ans une situation de croissance économique accélérée, ce qui brouille les anciennes classifications et, plus grave, génère de nouveaux problèmes en matière environnementale et de gouvernance mondiale. D’autre part, la réponse aux nouveaux enjeux intrinsèquement globaux, en particulier le climat, appelle à la construction de consensus internationaux qui s’accommodent mal d’une vision conflictuelle des relations internationales.

Une question de perspective

Sans mettre en doute les évolutions structurelles du système mondial qui alimentent les lectures précitées, il importe d’avoir à l’esprit qu’elles constituent précisément des lectures, dans le sens où d’une part elles soulignent des aspects déterminés des transformations en cours, en euphémisant trop souvent les continuités des réalités internationales, et que d’autre part elles interprètent les effets de ces transformations dans un sens déterminé. Sans vouloir remplacer une vision tendancieuse (« le Nord-Sud n’est plus ») par une autre (« le Nord-Sud surdétermine tout »), les tendances politiques et socio-économiques esquissées plus haut méritent d’être remises en perspective.

La question des convergences socio-économiques tout d’abord. Si le poids croissant du Sud, et plus particulièrement des pays émergents, dans l’économie mondiale est indiscutable, l’impression de « rattrapage » des pays du Nord dépend hautement de l’unité de mesure - absolue ou proportionnelle - adoptée. Si l’on s’en tient aux PIB nationaux, effectivement la Chine est devenue en 2014 la principale économie mondiale , mais si l’on ramène cette richesse à la taille de la population, le géant asiatique pointait en 2015 au 74e rang, derrière le Gabon. En cyclisme, le choix d’une longue focale écrase les distances et peut persuader le téléspectateur que le peloton est sur le point de reprendre des échappés qui conservent pourtant une avance décisive.

L’idée de rattrapage économique des pays du Sud mérite donc d’être relativisée – on néglige trop souvent combien ces derniers partent de loin. Il s’agit plutôt, comme le formule Guillaume Duval, d’un « début de correction des formidables inégalités qui s’étaient creusées entre les pays développés et les autres depuis le démarrage de l’ère industrielle  » (2006). Y voir la fin des différences Nord-Sud, cela revient un peu à reproduire l’attitude de ceux qui estimaient, il y a de cela un siècle, que les premières conquêtes ouvrières et l’entrée des partis socialistes dans les parlements impliquaient la fin du conflit social et de l’idée de classe.

Lutter contre les asymétries internationales

Le clivage Nord-Sud s’est davantage estompé dans l’esprit des éditorialistes du New York Times que dans celui des dirigeants et universitaires d’Amérique latine, d’Afrique ou d’Asie. Et au reflux tiers-mondiste des années 1980 a succédé un ressac à la fin des années 1990 qui s’est déployé dans les années 2000 sous la forme de dynamiques politiques collectives se réclamant du Sud.
Si elles ne sont plus porteuses de modèles de développement alternatifs ou de principes géopolitiques subversifs comme elles ont pu l’être des années 1950 aux années 1970 sous la houlette du G77, du Mouvement des non-alignés ou de la Tricontinentale, ces convergences politiques « Sud » s’appuient sur les frustrations partagées vis-à-vis des « asymétries de l’ordre international » (Fernando Enrique Cardoso, ex-président brésilien) pour défendre collectivement un certain nombre de principes – traitement « spécial », responsabilités « différenciées », marges de manœuvre nationales – et adopter des positionnements concertés au sein de l’OMC, de la CNUCED ou des négociations sur le climat (CETRI, 2007).

En matière de diplomatie environnementale, les dirigeants du Sud se sont particulièrement coordonnés lors du Sommet sur le climat de Paris en 2015. En poursuivant la stratégie de négociation suivante : d’abord, « s’assurer que le Sud ait un espace environnemental suffisant pour son futur développement  », ensuite « modifier les relations économiques globales de telle manière que le Sud obtienne les ressources, la technologie et l’accès aux marchés qui puisse lui permettre de poursuivre un processus de développement à la fois sain sur le plan environnemental et suffisamment rapide pour rencontrer ses besoins et aspirations » (Najam, 2015).

Déphasages socio-historiques

De fait, la grande majorité des pays en développement partagent certains grands traits qui surdéterminent leur approche des enjeux mondiaux. En particulier, d’une part leurs économies sont fortement dépendantes de l’extraction et de la transformation des matières premières, d’autre part la consommation demeure un rêve non ou mal assouvi pour la grande majorité de leur population. Ces réalités socio-économiques massives ont des effets structurants sur les positionnements internationaux, qui font que certaines préoccupations chères à l’Occident ne revêtent pas le même degré d’urgence pour les gouvernements asiatiques, africains ou latinos. Pour expliquer le déphasage entre l’ampleur des bouleversements économiques en cours et la modestie de la percée des valeurs républicaines universelles dans les pays émergents, Guy Hermet nous rappelle à bon escient que c’est «  la révolution du mode de vie pratique et non celle des droits qui revêt la priorité pour les habitants des pays émergents » (Hermet, 2008).

En dérive une sensibilité à l’équation « environnement-développement » nettement différente de celle de nos sociétés postindustrielles, et qui n’est pas seulement le fait d’une classe politique enfermée dans un paradigme développementaliste, contrairement à ce que nos exaltés des causes indigènes lointaines prétendent. Non, la préservation de l’environnement n’est pas aussi facilement traduisible en priorité nationale quand la sécurité matérielle des masses n’est pas acquise, ou l’est trop récemment.

L’équation « souveraineté nationale – intégration mondiale » est un autre puissant facteur de différenciation de posture face aux enjeux mondiaux. Les pays du Sud ont globalement plus de réticences à transférer des parts de leur souveraineté à des instances supranationales ou à s’embarquer dans des régimes internationaux contraignants. Il ne s’agit pas ici de simples égoïsmes nationaux mais d’un produit de l’histoire, ou plus précisément d’un déphasage historique entre l’expérience collective des souverainetés nationales occidentales et les processus de construction nationale inachevés au Sud. Il est plus concevable de concéder des parts de son autonomie politique lorsque celle-ci est établie et respectée de longue date. A fortiori lorsqu’on s’estime en capacité de peser, individuellement ou collectivement, sur les processus de décision qui forgent les grands accords internationaux.

Une nouvelle déclinaison de l’hégémonie occidentale

Bien des réticences des pays du Sud vis-à-vis des raisonnements en termes d’enjeux globaux tiennent donc au fait que l’Occident conserve une place disproportionnée dans leur conceptualisation – l’idée que l’on se fait des menaces les plus fondamentales (il y a lieu ici de méditer sur l’influence des campagnes impulsées par « la société civile ») - comme dans leur opérationnalisation – les moyens techniquement les plus appropriés et socialement les plus acceptables pour les réguler.

Au final, l’asymétrie la plus tenace entre pays du Nord et pays du Sud ne réside-t-elle pas précisément dans la capacité renouvelée des premiers à produire des lectures à portée universaliste qui promeuvent (ou épargnent) à la fois leurs intérêts et leur sensibilité, à marier stratégie de puissance et narration des intérêts supérieurs de l’humanité ? Dans cette optique, loin d’effacer les déséquilibres Nord-Sud, les discours sur les grands enjeux mondiaux en constituent la dernière manifestation. Dans le cadre de la diplomatie climatique comme dans celles des droits de l’homme, du commerce ou de l’aide, les États n’abdiquent pas de leur volonté de puissance mais visent plutôt à imposer des normes globales qui leur sont techniquement et culturellement plus accessibles qu’à leurs outsiders et qui reproduisent donc leur position de force. La nécessité, indiscutable, de renforcer les mécanismes de coopération internationale ne dilue pas ces rapports de force, elle leur offre un nouveau cadre.


bibliographie

 CETRI (2007), « Coalitions d’Etats du Sud – Retour de l’esprit de Bandung ? », Alternatives Sud, vol. 14, n°3, Paris - Louvain-la-Neuve, Syllepse – Centre tricontinental.

 Duval G. (2006), « Un début de rééquilibrage Nord-Sud », Alternatives Economiques n° 251 - octobre 2006.

 Hermet G. (2008), « Les droits de l’homme à l’épreuve des pays émergents », in L’enjeu mondial, Paris, Presses de Science Po, 2008.

 Najam A. (2005), « The view from the South : Developing Countries in Global Environment Politics », in Axelrod et al. (dir.), The Global Environment : Institutions, Law and Policy, Washington DC, Congressional Quartely Press.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.

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