Lorsqu’un conflit ébranle le continent africain, les mêmes perceptions reviennent immanquablement au galop dans l’imaginaire occidental : barbarie tribale, sauvagerie et guerres fratricides. La « nature » des sociétés africaines apparaît alors comme l’une des raisons invoquées pour expliquer la déliquescence de la région et les violences sans fin. Le génocide au Rwanda, la xénophobie en Afrique du Sud, les conflits et compétitions « interethniques » en République démocratique du Congo, au Kenya ou en Angola sont appréhendés comme quelques-unes des formes particulièrement dramatiques d’un scénario déjà entendu.
Comment interpréter ce fréquent recours aux registres racial et ethnique pour expliquer les tensions en Afrique, et plus globalement dans le Sud ? Si ces dimensions peuvent être effectives et méritent d’être étudiées, assigner un corpus de traits essentiels et de défauts spécifiques à des groupes ou cultures laisse dubitatif sur les visées d’une telle démarche. Quel but sinon de faire l’économie d’une analyse complexe des conflits en présence ou, sur un autre plan, de se féliciter - par effet de comparaison - de la valeur et de la richesse de son propre groupe d’appartenance ? Ignorance, indifférence, crainte ou mépris peuvent constituer les ferments de puissants lieux communs et de clichés réducteurs sur « l’autre ».
Le suremploi de la grille de lecture raciale pour interpréter des rapports sociaux difficiles ou conflictuels dans le Sud, vaut aussi quelque fois pour justifier, de manière sans doute moins avouée, le « retard de développement » de certaines « cultures ». « Les Noirs seraient-il des incapables ? » titre une tribune écrite sur Haïti au lendemain du séisme de janvier 2010. L’approche et les arguments culturalistes empruntés à cette occasion contribuent à figer les différences, à leur conférer un certain degré de respectabilité et à crédibiliser l’existence d’une classification hiérarchisante des groupes humains : « notre culture apparaît comme un handicap ne favorisant pas un comportement rationnel en matière de gestion d’un Etat moderne. (…) il faudrait maintenant que nous ayons le courage de constater que notre culture n’est pas à même de favoriser le développement, voire est antagonique au développement » (Kisonga Mazakala, 2010).
Cette lecture des événements réduit une culture à une « unité » délimitée et distincte, dont les caractéristiques « naturelles » seraient en elles-mêmes auto-explicatives des comportements de ses membres. Autrement dit : une étiquette – « les Noirs » – apposée à un groupe de personnes suffirait à expliciter leur mode de vie et de pensée. Il s’agit là d’une conception à tout le moins naïve de la réalité. Pour autant, cette vision – simplificatrice et tronquée – jouit d’une grande popularité et continue à être largement relayée.
De tels opinions et préjugés en vigueur dans les discours tant ordinaires qu’officiels, contribuent à stigmatiser et inférioriser « l’autre ». Ces attitudes sont exacerbées dans le cadre des rapports Nord-Sud et font que le racisme s’y déploie dans un sens quasi unique : du Nord vers le Sud, du blanc vers le coloré, du « civilisé » vers le « moins évolué », du dominant vers le dominé. La toile de fond du racisme n’y est toutefois pas circonscrite. L’élasticité du phénomène lui permet de se réinventer en de multiples circonstances, en tirant parti des évolutions des sociétés contemporaines, au Nord comme au Sud, au niveau local comme international, à l’échelle individuelle ou institutionnelle. Cependant, une chose est constante malgré la diversité des cas de figure, le racisme ne se manifeste jamais à l’état pur. Quel que soit sa forme ou le contexte dans lequel il prend place, il interfère toujours avec des phénomènes sociaux variés - d’où sa complexité et la difficulté de l’appréhender et de le combattre.
L’enjeu de ce numéro d’Alternatives Sud consiste à approcher cette problématique sous l’angle des racismes « produits et subis » dans le Sud - en évitant, autant que possible, les faux-pas auxquels une telle démarche est exposée : raccourcis et dérives simplistes, représentations occidentalocentristes, cadre d’interprétation restrictif, etc. Au départ de situations géographiques et sociales diverses, les dynamiques sociétales actuelles de rejet et d’ouverture seront analysées. Quels en sont les facteurs explicatifs, les fondements sociohistoriques ? Lorsqu’on parle de phénomènes ethniques ou raciaux, de quoi parle-t-on ? Qu’y a-t-il de commun entre le conflit opposant Cinghalais et Tamouls au Sri Lanka, les manifestations africaines de l’ « autochtonie », le régime d’apartheid sud-africain, les discriminations des populations indigènes dans les pays andins ou encore les clivages culturels, linguistiques ou religieux observées dans des horizons plus proches de nous ? Existe-t-il des « mécanismes » identiques à l’origine de phénomènes sociaux aussi variés ou relèvent-ils, exclusivement ou pour partie, de contextes spécifiques ? Sans prétendre épuiser le sujet, cet article tentera, en s’appuyant sur la littérature existante, de cerner ce que recouvre la notion de racisme et de ses dérivés et d’offrir aux lecteurs des clés de lecture pour mieux aborder cette problématique, souvent réduite dans les discours à ses dimensions les plus apparentes.
Clés de lecture
Un racisme sans race
La race en tant que concept biologisant a été rejetée de longue date et de manière quasi unanime par l’ensemble de la communauté scientifique. Il n’existe pas de fondement génétique ou biologique valable à la catégorisation de l’espèce humaine. Toutefois, malgré le discrédit qui entoure cette notion, force est de constater que les représentations, comportements et discriminations à caractère raciste sont toujours en vogue aujourd’hui, quels que soient les espaces étudiés. Il s’agit ici d’une première ambiguïté du phénomène : comment expliquer la prégnance d’un phénomène qui repose sur quelque chose qui n’existe pas – la race ?
La raison tient principalement au fait que dans son acception contemporaine, « le terme de race ne dénote plus l’hérédité bio-somatique, mais la perception des différences physiques, en ce qu’elles ont une incidence sur les statuts des groupes et des individus et les relations sociales » (Poutignat et Streiff-Fenart, 2008). Cette perception des variations phénotypiques n’est pas le fruit du hasard mais est, comme nous le verrons, socialement et historiquement construite. Pour s’en convaincre, il suffit déjà de relever que toutes les différences physiques ne sont pas « racialisées » (la couleur des yeux par exemple) et que toute « catégorisation » n’est pas nécessairement stigmatisante.
La mise en relief de certains traits distinctifs et d’attributs héréditaires trouve son origine dans des événements du passé et en particulier dans un cadre de pensée lié à l’expansion coloniale européenne (esclavagisme, colonialisme, impérialisme). Les groupes dominés étaient alors étiquetés sur base de qualités primaires et fondamentales [1] et se voyaient assigner unilatéralement et de l’extérieur une identité par les détenteurs du « pouvoir de nommer » (Poutignat et Streiff-Fenart, 2008). Cette classification formalisée par les administrateurs et ethnologues coloniaux a instauré les principes de supériorité/infériorité et d’altérité. Aujourd’hui encore, la perception des différences raciales tient pour partie de cet héritage encombrant.
Paradigmes racial et ethnique : du pareil au même ?
Si le racisme « a la peau dure », cela tient essentiellement à ses mutations successives, à son caractère fluide et non figé, qui ont contribué à le rendre conceptuellement plus flou et difficilement appréhendable.
Pendant l’époque coloniale, l’idéologie raciale et les rapports sociaux inégalitaires étaient légitimés au nom d’une modernité occidentale, d’une mission civilisatrice qui bénéficiait alors du « prestige de l’universalité » ; les autres visions du monde étant jugées « particulières ». Cette conception est aujourd’hui globalement dépassée. Le racisme subsiste lorsque la différence phénotypique inspire rejet et mépris ou lorsque la culture et les « valeurs » de l’autre sont déconsidérées. Ainsi, tout comme la « culture noire » peut être stigmatisée (voir plus haut), les « populations andines » sont qualifiées de « mentalement attardées » et les « arabo-musulmans » de réfractaires à la modernisation, à la rationalité ou à la démocratie, etc. La différence culturelle réifiée apparaît comme antinomique et insurmontable. Cette conception, qui tient en partie de l’ethnocentrisme, est alors fort proche de ce que l’on pourrait appeler l’« ancien racisme » (Bastenier, 2007), en ce sens que les attributs, qu’ils soient physiques ou culturels, sont considérés comme des données naturalisées, irréductibles et susceptibles d’être racialisées.
Le paradigme ethnique a émergé, quant à lui, dans un contexte d’intensification des interactions propres au monde moderne : mondialisation, flux migratoires, mobilité ont ainsi accentué la perception d’une diversité ethnique au sein de la société. Les liens sociaux ont été reconfigurés et tendent vers plus d’hétérogénéité au sein d’un même espace. De ce fait, les sociétés multiculturelles ont été confrontées à de nouveaux enjeux, tels que : la redéfinition de soi par rapport aux autres, la frontière à établir entre eux et nous et la signification nouvelle à donner à des notions comme citoyenneté et autochtonie.
L’ethnicité, au contraire de la race, ne se définit pas comme « une qualité ou une propriété attachée de façon inhérente à un certain type d’individus ou de groupes » (Poutignat et Streiff-Fenart, 2008), bien que cette représentation « essentialiste » soit encore fortement présente dans l’imaginaire collectif. L’ethnie est plutôt associée à un ensemble de traits culturels immuables et héréditaires. Elle est davantage comprise comme une « organisation sociale de la différence » (Bastenier, 2007), ou plus précisément comme une « forme d’organisation sociale, basée sur une attribution catégorielle qui classe les personnes en fonction de leur origine supposée et qui se trouve validée dans l’interaction sociale par la mise en œuvre de signes culturels socialement différenciateurs » (Poutignat et Streiff-Fenart, 2008).
Qu’implique cette définition ? Tout d’abord, que l’identité ethnique est construite en termes dynamique, dans un jeu d’actions et de réactions entre différents groupes d’appartenance. Ces interactions, ces frottements liés aux coexistences nouvelles en un même lieu peuvent être vécus de manière problématique ou même conflictuelle, notamment en raison des enjeux socioéconomiques, politiques, écologiques actuels et des rapports de domination qui les sous-tendent. Deuxième élément : l’affirmation de l’identité ethnique est le fruit d’un processus interactif où les acteurs s’identifient (autodéfinition) et sont identifiés par les autres (« pouvoir de nommer »). Enfin, la dernière caractéristique à prendre en compte et non la moindre, est « la fixation des symboles identitaires qui fondent la croyance en l’origine commune » (Poutignat et Streiff-Fenart, 2008). Réelle ou inventée, se reposant sur un passé prestigieux [2] ou de souffrance partagée (l’esclavage, l’apartheid), la mémoire commune, qu’elle soit historique ou mythique, est une pièce maîtresse des identités ethniques.
Le détour en vue de définir les concepts n’est pas gratuit ; il vise à offrir quelques repères pour une explication cohérente de la question. Il existe différents niveaux de lecture, différentes approches de cette problématique. Les expressions ethniques et raciales peuvent s’attirer tout comme se repousser, se confondre ou s’opposer ; ce qui donne une impression de confusion et d’ambiguïté. Tantôt ces notions sont interchangeables, tantôt une distinction est établie entre traits biologiques (raciaux) et socioculturels (ethniques) et dans la majeure partie des cas, elles sont enchevêtrées, l’une ayant partie liée avec l’autre. Définir les limites et les contours de ces notions est une opération périlleuse auquel nous ne nous attarderons pas davantage. L’enjeu de cet article sera davantage d’analyser les logiques et les fondements de ces phénomènes complexes et ambigus, ainsi que les raisons pour lesquelles ces paradigmes sont invoqués pour « problématiser le social » (Bastenier, 2007), pour analyser des relations sociales difficiles dans des sociétés marquées par plus de différence ?
Fondements de la racialisation / ethnicisation des rapports sociaux
Les pratiques d’exclusion et de discrimination qui touchent les immigrants, les groupes minoritaires dans les espaces nationaux ou les populations autochtones sont très actuelles. Ces phénomènes constituent des enjeux éminemment contemporains. Toutefois, pour être compris, ils doivent être analysés dans une perspective historique, en effectuant des allers-retours entre le présent et le passé, et ainsi mieux appréhender la problématique de la différence.
Période coloniale et formation des Etats
La plupart des régimes coloniaux reposaient sur l’indiscutable supériorité du colonisateur par rapport au colonisé, allant parfois jusqu’à mettre en doute le caractère humain de l’indigène (cf. la controverse de Valladolid : les Indiens d’Amérique ont-il une âme ?). Mais l’administration coloniale a aussi souvent eu pour effet de créer ou de renforcer des stéréotypes de différence entre les ethnies ou classes sociales au sein de la société locale. Les rapports de domination existants ont pu être utilisés selon la stratégie bien connue du « diviser pour mieux régner ».
Au lendemain des indépendances, lors de l’édification des Etats-Nations, la construction de l’unité nationale, au coeur des priorités, va amener l’élite dominante à asseoir son pouvoir en gommant les divisions et distinctions ethniques, religieuses, communautaires, raciales qui constituaient un risque pour elle. L’universalisme fut ainsi clairement préféré aux particularismes. En Afrique notamment, « l’émergence des jeunes Etats africains passe par l’anéantissement du tribalisme (…). Le citoyen est celui qui a perdu sa culture ethnique pour s’assimiler à la culture de la nouvelle société nationale ». (Matsanza, consulté en 2010). Les régimes autoritaires naissants et le recours au parti unique furent alors perçus comme des instruments d’« intégration » censés amener l’individu à renoncer à sa culture et à s’assimiler à celle de l’entité dominante.
Le même souci de cohérence nationale et les mêmes pratiques assimilatrices ont été observés en Amérique latine au lendemain des indépendances au 19e siècle et encore un siècle plus tard. C’est sous ce prétexte et au nom du progrès que les anciennes formes de domination et d’exploitation, qualifiées de « colonialisme interne », seront en partie reproduites. Le modèle de l’Etat-Nation moderne homogénéisant et le centralisme étatique tenteront de s’imposer, en écrasant avec plus ou moins de violence (physique ou symbolique) les résistances des groupes minoritaires (culturels, religieux, linguistiques, etc.). Les indigènes et les descendants d’esclaves africains resteront à la marge de cet idéal proclamé de citoyenneté pour tous. C’est en réaction contre ces mécanismes plus excluants qu’égalitaires - allant jusqu’à la normalisation de pratiques ségrégationnistes - que s’élèvent aujourd’hui les revendications des populations historiquement discriminées.
Crise économique et libéralisation : ségrégation raciale, ségrégation sociale
Plus proche de nous, la crise de la dette qui touche les finances publiques de la plupart des pays du Sud au tournant des années 1980, les crises pétrolières et l’offensive néolibérale menée en tête par les pays anglo-saxons ont provoqué, au niveau externe, une redéfinition des rapports de force internationaux et, au niveau interne, une reconfiguration des Etats et des sociétés. Ces évolutions majeures qui président à l’accélération de la mondialisation économique ont aggravé la dépendance et mis sous tutelle étrangère de nombreux pays en développement par le biais des ajustements et des conditionnalités. Contraints de réduire leurs dépenses publiques, les Etats ont été « privatisés » et ont adopté des politiques d’austérité qui ont imposé des coupes sombres dans les budgets sociaux. Désengagement des secteurs productifs, dégraissage de la fonction publique, poussée exponentielle du secteur informel se sont traduit par une détérioration des conditions de vie d’une majorité de la population, et par un accroissement de la pauvreté et des inégalités socioéconomiques.
Dans ce contexte global de crise, la marginalisation et l’exclusion sociale se sont manifestées avec plus d’intensité sur base de critères raciaux. C’est le cas de manière exacerbée et « assumée » en Afrique du Sud avec le maintien de l’apartheid. Ailleurs, le processus est moins avoué ; l’étranger, le migrant, l’« autre » sont infériorisés et confinés dans les travaux les plus pénibles. Le problème racial est alors enfoui et dissous dans la question sociale et s’exprime seulement épisodiquement – et rarement de manière institutionnelle – pour lui-même. Perçus hier encore - dans les années 1960 et 1970 - comme collaborant au progrès économique (ou comme réfugiés et victimes des luttes de libération), ces différents acteurs deviennent des concurrents sur le marché du travail, lors du déclin des années 1980.
Crise de légitimité et démocratisation des régimes autoritaires
Le caractère autoritaire et centralisé, qui caractérise de nombreux régimes asiatiques, africains et latino-américains dans les années 1970 et 1980, a facilité une mainmise de l’élite dirigeante sur les biens publics. Une gestion patrimoniale et une redistribution clientéliste des ressources ont été les gages d’une certaine loyauté politique des franges dominées de la société pour le pouvoir en place. Même si la libéralisation économique n’a pas mis fin à ces pratiques, la raréfaction des ressources économiques à laquelle sont confrontés les gouvernements pose toutefois la question de comment gouverner avec un Etat affaibli dans le cadre d’une économie ouverte.
En mal de légitimité, « L’Etat n’a plus de ressources à distribuer, de satisfactions nationalistes ou économiques à offrir, il est enfermé dans une action purement répressive. Le régime autoritaire doit alors proposer des réformes, accepter une certaine ouverture. » (Touraine, 1998). La décennie des années 1990 a ainsi été marquée par une vague de démocratisation qui a atteint les continents du Sud et s’est manifestée par la réhabilitation des élections et de la démocratie représentative. Stratégies à l’initiative des pouvoirs en place pour tenter de se maintenir et de prévenir l’agitation sociale mais qui relèvent aussi de la politisation et de la mobilisation croissante d’une partie de la société.
L’ouverture démocratique, caractérisée par la fin de l’ère du parti unique et la proclamation du multipartisme, a ainsi créé des espaces d’expression aux populations qui s’estimaient victimes de politiques discriminantes. L’égalité socioéconomique et politique, la reconnaissance des différences culturelles sont des revendications à présent formulées, voire articulées. Le principe de l’homogénéité culturelle d’une société comme réalité possible ou comme objectif étatique est pour sa part contesté.
La globalisation, l’accélération des contacts, des échanges, des mélanges et des transferts accréditeront plus encore l’idée que la diversité culturelle est un fait avéré. Dès lors, les nouveaux défis posés par la démocratie vont concerner le « vivre ensemble ». Comment concilier les règles de vie sociale applicables à tous et la diversité des identités culturelles ?
L’usage de la différence et son rapport au politique
Ce nouveau contexte économique, politique, social et culturel a favorisé l’éveil ou le réveil de la question identitaire mobilisée, selon les situations et les acteurs, à des fins contradictoires. « L’ethnicité, comme tout instrument de lutte au sein des relations sociales, n’est en soi ni progressiste ni conservatrice. Tout est fonction de l’usage dont on en fait. » (Matsanza, consulté en 2010). Instrument de développement et d’intégration nationale - certes conflictuel et imparfait - lorsque mouvements identitaires et pouvoirs publics tentent d’élargir le champ de la démocratie et de donner à la politique une dimension culturelle, l’ethnicité est aussi facteur d’exclusion, parfois violente, lorsqu’elle est mobilisée sur les seuls registres de la préférence nationale, de l’appartenance et de la citoyenneté exclusive. Elle est alors utilisée par les autorités en place pour réduire la compétition politique résultant de l’adoption du jeu électoral multipartite.
L’ethnicité comme facteur d’exclusion
Les interactions sociales et culturelles croissantes, liées à la mondialisation, entre des groupes identitaires différenciés partageant un même territoire ont sérieusement ébranlé les identités collectives et alimenté les craintes. Ces incertitudes ont pu, dans un contexte en mutation, tomber à point nommé pour des gouvernements en quête de nouvelle légitimité. Usant d’une rhétorique idéologique, nationaliste et xénophobe, campant sur le registre des émotions et la logique du bouc émissaire, des autorités nationales ont ainsi distrait les électeurs des préoccupations principales au moyen de discours excluants et dépolitisés.
En Afrique subsaharienne, « la stigmatisation de l’allogène a été, et demeure, le grand instrument de reconquête de l’opinion par les détenteurs du pouvoir autoritaire » (Bayart, 2001). Cette évolution politique inquiétante, à forte teneur ethnique voire raciale, s’est généralisée sur le continent mais aussi au-delà (Indonésie, îles Fidji, Pérou, etc.). L’opposition autochtones-allogènes et la définition de la citoyenneté, comprise comme une « communauté naturelle et exclusive » (Cutolo, 2008) sont au cœur des discours sur la reconstruction de la nation et justifient des pratiques d’exclusion, parfois d’une grande violence. L’appartenance nationale et l’accès aux droits civiques, politiques, économiques sont devenus l’objet d’enjeux cruciaux : qui peut voter ? Qui peut se porter candidat ? Ils sont déterminés selon des critères d’identification « essentiels » et « primordiaux » tels que l’antériorité de peuplement, l’enracinement territorial, l’origine commune, la filiation.
Ce « mythe de l’autochtonie », alimenté par une conjoncture défavorable (crises politique et économique), nourrit à son tour une série de revendications pour des politiques publiques dites de « préférence nationale », notamment en Côte d’Ivoire, au Cameroun, en Tanzanie, en Afrique du Sud, au Gabon, etc. Celles-ci recueillent un large assentiment de la part des individus et des communautés historiquement dominés car « plutôt que d’adopter une rhétorique clairement raciste », elles insistent sur « le volet de la justice sociale » (Fouéré, 2009), qui ne masque toutefois que difficilement les barrières raciales et la logique « revancharde » sous-jacentes à de tels projets. L’ethnicité tend donc, comme le montre Alfred Babo dans cet Alternatives Sud, à être instrumentalisée dans la régulation de la vie sociale, politique et économique.
L’ethnicité comme instrument d’intégration
Mais la reconnaissance par nombre de gouvernements du caractère multiculturel et pluri-ethnique de la nation dans le courant des années 1990 marque aussi une rupture avec le courant d’intégration assimilationniste de l’époque antérieure. Pour tirer leur épingle du jeu et concourir à une plus grande cohésion de la société, certains Etats – en particulier en Amérique latine et dans quelques pays asiatiques – vont s’employer à élaborer des politiques publiques et opérer des changements législatifs visant à y intégrer le facteur « diversité ».
Autrefois présenté comme le symbole de l’identité nationale en particulier au Brésil mais aussi ailleurs en Amérique latine (lire l’article de Carlos Mendoza dans cet ouvrage), la valorisation de la mixité a longtemps constitué un mécanisme de consolidation des Etats-Nations permettant la création d’une unité culturelle lisse et harmonieuse sans « color line » et imperméable aux divisions ethniques. Le décalage toutefois de plus en plus évident entre idéal proclamé et réalité ségrégationniste, entre assimilation culturelle et non-intégration sociale de pans entiers de la population – indigènes et noirs en tête – a amené ces acteurs à dénoncer la « supercherie » à partir des années 1970 et 1980. Aujourd’hui, l’hybridité, le métissage est majoritairement interprété comme un voile qui occulte et minimise le racisme et ses effets, un prétexte pour délégitimer les revendications identitaires, un outil enfin dont la finalité est de servir la suprématie blanche, de défendre la « race dominante » (Poli, 2005). En dépit d’intentions prétendument égalitaristes et humanistes affichées par leurs partisans, « les métaphores mélangistes racialisent ce à quoi elles renvoient. (…) Dans la célébration du mélange et du mixte l’on perçoit des rémanences non contrôlées de la vieille fascination exercée par le pur ou l’homogène » (Taguieff, consulté en 2009). Le mythe de la nation métisse et harmonieuse a donc vécu.
Autre facteur qui témoigne d’une mutation importante dans la prise en compte de la différence par les Etats : le racisme en tant qu’élément qui structure certains rapports sociaux et pratiques institutionnelles est condamné plus explicitement au cours de la décennie 1990. Des mesures pour combattre ses effets voient le jour, en particulier sur le plan normatif. Une dizaine de pays latino-américains modifient ainsi substantiellement leurs Constitutions [3] et ratifient au cours de cette période la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail relative aux peuples indigènes et tribaux. Le virage qui se réalise alors - on ne cherche plus à effacer mais à reconnaître la différence - entend répondre « officiellement » à la double préoccupation de l’intégration civique, culturelle (fin des « citoyens de seconde zone ») mais aussi de l’intégration socio-économique des minorités historiquement discriminées. Pour ce faire, outre des réformes législatives, des actions publiques sont entreprises. Des politiques de discrimination positive et de quotas définis par l’appartenance ethnique, raciale et/ou l’origine sociale sont proposées - et ce malgré les oppositions [4] - pour corriger les inégalités observées en particulier dans les domaines de l’emploi, de l’éducation ou de la santé.
En dépit des critiques et des espoirs déçus que suscitent les discours sur le pluralisme culturel (voir plus bas), plusieurs avancées significatives sont à souligner. L’Etat, en ayant à cœur de promouvoir un projet d’unité et de concorde autour de la nation, s’affiche en « garant d’une société sans discrimination » (Poli, 2005). Par ailleurs, et cela constitue une évolution majeure, l’ethnicité n’y est pas, ou moins, « confondue avec un archaïsme ou une pathologie de l’ordre social (…), on la voit au contraire comme l’une des dynamiques au travers de laquelle les sociétés hétérogènes d’aujourd’hui s’organisent et s’intègrent conflictuellement ».
L’enjeu est donc bien « la réintégration globale de la société », comprise comme « un jeu plus ou moins ouvert de rapports non seulement culturels, mais en même temps économiques et politiques qui apparaissent comme défaits et qui demandent à être reconstitués. Ces rapports sont toutefois aussi des rapports de force dont il faut reconnaître qu’ils expriment un conflit d’interprétation du monde social » (Bastenier, 2007).
Il n’y a donc pas de prétention à aboutir à une harmonie idyllique entre les groupes, mais bien à créer des liens collectifs nouveaux qui sont en cours et non achevés, problématiques et imparfaits, tumultueux et conflictuels ; qui peuvent certes déboucher sur une radicalisation des différences et prêter le flanc au racisme, mais qui se conçoivent aussi pour l’essentiel dans une perspective citoyenne et démocratique constructive.
Les affirmations identitaires croissantes auxquelles on assiste actuellement ne sont donc pas, pour la plupart, à interpréter en termes de repli communautaire et d’isolement. Au contraire, elles constituent un outil pour revendiquer une société plus juste et égalitaire dans laquelle se reconnaissent culturellement et s’intègrent socialement toutes ses composantes.
La promotion de la diversité : un cosmétisme ?
La rhétorique multiculturelle et les politiques publiques qui en découlent sont des phénomènes « à la mode » aujourd’hui. Elles sont prônées par des acteurs nombreux et variés, au point de sembler faire l’objet d’un certain consensus. Organisations internationales (Nations unies, Banque mondiale, FMI, etc.), gouvernements, ONG et mouvements sociaux en ont fait pour une bonne part un cheval de bataille. Il suffit pour s’en convaincre, de se référer au document final de la dernière Conférence mondiale contre le racisme de Durban qui s’inscrit dans cette logique (Document final de la conférence d’examen de Durban, 2009). Le « culte » contemporain de la diversité, la célébration des identités culturelles sont associées aux idées de démocratie et de modernité et présentées comme des idéaux à atteindre.
Sans nier la portée et les retombées des politiques menées, cette « nouvelle vulgate planétaire » (Bourdieu et Wacquant, 2000) et les projets qui en découlent ne sont toutefois pas exempts de critiques. Le rappel du contexte (Etat faible, ouverture économique, fragmentation sociale) dans lequel apparaît cette dynamique inédite nous a déjà permis d’en deviner une certaine instrumentalisation.
Les acteurs étatiques, en se focalisant sur les questions identitaire et culturelle et en luttant contre les discriminations ont pu obtenir une certaine cohésion de la nation, mais cela leur a surtout permis de gagner en légitimité et de (re)conquérir le pouvoir, buts initialement recherchés. La « suridéologisation » culturaliste des tensions qui traversent les sociétés a ainsi permis de détourner l’attention des populations marginalisées des causes structurelles de la pauvreté.
La promotion de la diversité et de l’interculturalité, défendues comme des valeurs indiscutables par de nombreux dirigeants, a laissé le champ libre aux forces du marché, aux transformations néolibérales des sociétés et à ses effets. Si cette thèse semble assez établie (Le Monde diplomatique, 2009), on ne peut toutefois réduire la dynamique du droit à la différence à celle d’un discours écran dont la fonction unique serait de dissimuler les rapports de domination et d’exploitation, de cacher la réalité des distinctions de classes. Le rapport entre race et classe fait parfois l’objet d’un traitement dogmatique : la « diversité » aurait pour unique raison d’être d’oeuvrer « contre l’égalité » (Michaels, 2009), contre une répartition plus équitable des ressources. Une telle analyse n’assume pas toute la complexité du phénomène.
Les discours ont certes été « manipulés » à de nombreuses reprises dans l’intérêt des élites et ont pu placer ethnicité et classe en compétition. Toutefois des exemples contraires témoignent que luttes sociales et affirmations identitaires peuvent être associées et converger dans le sens d’un renforcement et d’une revalorisation de la démocratie, d’une approche par les droits. Le gouvernement d’Evo Morales en Bolivie témoigne jusqu’à un certain point de cette préoccupation (Alternatives Sud, 2009 ; Le Bot, 2009).
Outre les élites dirigeantes, d’autres acteurs tels que les groupes et mouvements identitaires ont appréhendé l’ethnicité « comme une ressource mobilisable » ou comme « un instrument de luttes collectives » (Poutignat et Streiff-Fenart, 2008) pour exercer une influence sur les politiques sociales et économiques. L’émergence des identités ethniques a été favorisée par l’intensification des interactions liées à la modernité ; elle ne peut donc pas être considérée comme une sorte d’archaïsme. La méfiance et les « peurs identitaires » dont elles sont l’objet, exprimées – principalement mais pas uniquement – par les groupes « titulaires » et dominants, craignant une « vengeance historique des particularismes », une menace de « balkanisation » communautariste, voire un « racisme à l’envers » (Saint-Upéry, 2007) témoignent de la mauvaise compréhension d’une réalité multidimensionnelle.
Dans le chef de nombreux mouvements, l’affirmation de la différence n’élimine donc pas la revendication d’égalité. Au contraire, elle en est souvent inséparable. Comme le souligne Marc Saint-Upéry (2009), les droits culturels peuvent constituer « des leviers commodes pour obtenir un minimum de bénéfices sociaux. Si les gens ‘négocient’ leur identité - au sens où [dans le cas bolivien] ils insistent sur leur indianité, bolivianité ou ‘paysannité’-, c’est qu’ils ont ‘besoin’ d’une identité pour négocier (des ressources matérielles et symboliques) ». Celle-ci constitue dès lors un instrument de revendication pour plus de justice sociale et pour une remise en cause des politiques qui contribuent à reproduire les inégalités.
En conséquence, on conclura qu’il est excessif de réduire la promotion de la diversité à une manipulation cosmétique. Certes, elle peut avoir des intentions cachées – neutraliser la revendication égalitaire –, mais les luttes contre les discriminations et les inégalités peuvent aller de pair. Pour y parvenir, soyons vigilants, comme le suggère Boaventura de Souza Santos, à dépasser une conception inéquitable, opportuniste et statique de l’articulation entre égalité et différence qui reviendrait à n’avoir « le droit de revendiquer l’égalité [qu’] à condition que la différence nous rende inférieurs et [de n’avoir] le droit de revendiquer la différence [qu’] à condition que l’égalité nous ‘décaractérise’ ». (Candau, 2002).
Ne pourrait-on pas se reconnaître divers et fiers de l’être ? Egaux et différents ?
Bibliographie
Alternatives Sud (2009), « La Bolivie d’Evo : démocratique, indianiste et socialiste ? », Vol 16/3, Paris-Louvain-la-Neuve, Cetri-Syllepse.
Document final de la conférence d’examen de Durban (2009), http://www.un.org/french/durbanreview2009/pdf/final_outcome_doc.pdf (consulté le 12 mars 2010)- Le Monde diplomatique (2009), « Controverse autour de ‘la diversité contre l’égalité’ », 16 novembre.
- Bastenier A. (2007), « Les relations sociales se ‘racialisent-elles’ ? », La Revue nouvelle, avril.
- Bayart J-F., Geschiere P., Nyamnjoh F. (2001), « Autochtonie, démocratie et citoyenneté », Critique internationale.
- Bernard E. (2009), « Yvon Le Bot : "Les zapatistes ont inventé une nouvelle culture politique
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