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Liban

Crise sociale et syndicats

Au mois de mai dernier, la Confédération Générale des Travailleurs du Liban (CGTL) a appelé à une grève pour exiger de meilleurs salaires face au Gouvernement pro-occidental de Siniora. La mobilisation s’est terminée par une démonstration de force de l’opposition, menée par le Hezbollah, qui exigeait de l’exécutif, qu’il considère comme illégitime, l’abrogation de deux décrets polémiques et qu’il se mette à la table des négociations pour un nouveau pacte national. Après une semaine d’affrontements les dirigeants libanais ont signé les accords de Doha, qui ont mis fin à 18 mois de paralysie institutionnelle.

Beatriz Martínez y Francesco Volpicella : La CGTL a appelé le 7 Mai dernier à une grève générale qui a été annulée au dernier moment, après que les partisans de l’opposition au Gouvernement aient commencé à occuper la rue et monter des barricades. Certains commentateurs affirment aujourd’hui que l’opposition a utilisé les syndicats à ses propres fins politiques. Quel est votre avis là- dessus ?

Ghassan Ghosn : Il y a deux choses importantes que j’aimerai clarifier en reprenant depuis le début. La première est qu’en tant que syndicats cela fait longtemps que nous avons commencé à négocier avec le gouvernement sur le salaire minimum, la hausse des salaires et le coût élevé de la vie – surtout dans un contexte de constante augmentation des prix du pétrole et des aliments. La deuxième est que, dans notre pays, il n’y aucune sorte de contrôle. Autant le Premier ministre que le ministre de l’Economie et tous les autres partagent le point de vue libéral et ont une conviction forte dans le Laissez-faire, Laissez-passez. Ainsi, ils laissent tous les prix se déterminer par la concurrence sur le marché.

Dans la pratique cela signifie que les besoins premiers des consommateurs, de la farine aux médicaments, dépendent d’une poignée d’entreprises qui sont toujours plus puissantes et tendent à monopoliser progressivement le marché au travers de cartels. La différence de prix entre toutes les marques de lait sur le marché libanais, par exemple, ne dépasse pas les 5%. Cela fait douze ans que les salaires sont gelés, depuis 1996, et les prestations sociales ne cessent de se dégrader.

Dans ces conditions, qui dépassent de loin la situation politique qui génère les tensions à l’intérieur du pays, la CGTL doit agir et répondre aux besoins des travailleurs. De sorte que nous avons pressé le Gouvernement à débattre de trois questions principales : augmentation du salaire minimum, contrôle des prix et autres mesures concernant les aspects socio-économiques. Nous avons eu plusieurs réunions avec le Gouvernement, le ministre du Travail et le ministre de l’Economie et des Finances. Le patronat a aussi participé à ces rencontres. Mais nous ne sommes pas arrivés à un accord qui fasse référence au coût élevé de la vie et à la hausse du salaire minimum, qui était fixé à 300 000 livres libanaises (autour de 125 euros), et que nous exigeons voir passer à un million de livres (environ 420 euros). Cette demande se base sur une étude réalisée par des experts de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) et de la CGTL. Selon les données qui ressortent de l’étude en question, le coût de la vie a progressivement augmenté de 60% durant la période 1996-2007. Selon une autre étude effectuée par le PNUD, le salaire minimum pour entretenir une famille ne doit pas être inférieur à ce million de livre que nous revendiquons.

- Quelle a été la réaction du Gouvernement à ces demandes ?

Suite à la première tournée de négociation, le Gouvernement proposait seulement un accroissement du salaire minimum interprofessionnel à 500 000 livres, mais sans augmenter les salaires. C’est à ce moment que nous avons commencé à hausser le ton et appelé à la grève du 7 Mai.

Nous avons commencé à préparer la grève dans tous les secteurs, entreprises privées et services publics, avec l’aide de tous les membres de la CGTL, qui est actuellement composée de 43 syndicats de tout le pays. Nous avons organisé une multitude de conférences et de réunions pour que tout soit prêt pour la journée de grève et pour la marche qui était prévue à Beyrouth. Et donc la question est : Pourquoi le Gouvernement a-t-il annoncé ces stupides décrets la nuit avant la grève ? En annonçant son intention de destituer Wafiq Shqeir, un homme proche du Hezbollah, comme chef de la sécurité de l’aéroport de Beyrouth, et de démanteler le réseau de communication du Hezbollah, il n’a fait que mettre de l’huile sur le feu et diviser le pays en deux parties : une en faveur de l’opposition et l’autre en faveur du Gouvernement. Il n’y a, en tout cas, aucun doute sur la totale légitimité de notre grève. Tout le monde dans ce pays, y compris le dirigeant druze Walid Joumblatt, personnage clé de la majorité actuelle au Gouvernement, a parlé du fait que notre revendication était juste.

- Donc, la grève a été convoquée indépendamment de l’opposition…

Oui, mais il est clair qu’après que le Gouvernement ait pris ces deux décisions, tout le monde a suivi l’appel de la CGTL à la grève. Il n’est pas certain que l’opposition aurait demandé à notre syndicat d’organiser la grève. Ce sont les deux décrets du Gouvernement qui ont poussé l’opposition à nous suivre. Le Gouvernement aurait en fait pu attendre un jour ou deux pour rendre publique cette annonce. Pourquoi justement ce jour ? Pourquoi poussent-ils un pays à la grève générale et ensuite mettent-ils le feu aux poudres ? Si le Gouvernement n’avait pas pris ces deux décisions, il se peut que l’opposition n’aurait pas répondu à notre appel. N’oublions pas que les évènements ont commencé le 8 Mai, quand Monsieur Hassan Nazrallah, le secrétaire général du Hezbollah, à appeler à la désobéissance civile. Il l’a dit haut et fort. Il n’attendait pas de voir ce qu’allait faire la CGTL pour bouger son pion. Le gouvernement a pris une mesure et l’opposition a réagi de la manière qui lui semblait la plus adéquate. Soyons honnête. Nazrallah et l’opposition peuvent fonctionner parfaitement sans nous. Si Nazrallah convoquait une grève, il pourrait mobiliser un million de personnes. Si nous l’organisons à travers la CGTL, dans le meilleur des cas nous pouvons en réunir à peine quelques milliers.

- Que donc est-il advenu de vos revendications ? Où en êtes-vous en ce moment ?

Nous devons avancer en affrontant les choses par priorités. Ces jours-ci nous étions au bord de la guerre civile. Mais la CGTL n’a pas d’armes, nous nous consacrons seulement à organiser des activités et des marches pacifiques. De telle sorte que lorsque le conflit entre le Gouvernement et l’opposition en est venu aux armes, nous n’avions plus de rôle à jouer. Lorsqu’il y a le feu au milieu tu ne peux pas lutter, car le bruit des balles est plus fort que celui de tes revendications. Maintenant que la Ligue Arabe est entrée en scène et essaye de trouver une solution politique au conflit, la CGTL est en train de se préparer et espère un nouveau gouvernement et une nouvelle vision politique. Parce que tous les Gouvernements que nous avons eus au Liban depuis 1996 ont adopté des politiques qui se sont pliées aux dictats néolibéraux du FMI et de la Banque Mondiale. Cela signifie que nous nous sommes non seulement battus contre le gouvernement actuel, mais aussi contre tous ceux antérieurs, surtout contre la situation sociale. Cependant, nous espérons aujourd’hui un accord politique entre les parties qui s’affrontent à la réunion de Doha. Si tout va bien –et nous croisons les doigts- notre champ d’action sera plus large et profitable tant pour les négociations que pour faire pression pour la réalisation de nos droits.

  Concrètement donc, que comptez-vous faire dans le futur immédiat ?

Nos dirigeants politiques sont aujourd’hui à Doha, et sûrement qu’ils y seront encore pour quelques jours. S’il y a un nouveau Gouvernement, dans la mesure où ils en choisissent un, nos revendications seront prêtes pour les négociations politiques, spécialement pour ce qui est du salaire minimum et des autres approches sur le modèle économique. Sinon, nous n’allons pas nous mettre à pleurer. Nous continuerons notre lutte pour les droits des travailleurs.

- Et qu’en est-il de l’opposition ? Croyez-vous qu’elle puisse proposer un paradigme plus progressiste ?

L’agenda de l’opposition n’est pas anti-néolibéral, mais sans doute est-il meilleur que celui qu’offre actuellement ce gouvernement, qui est extrêmement néolibéral. Le PNUD a publié il y a un petit moment un rapport qui s’intitule Pauvreté, croissance et inégalités au Liban, et immédiatement après, le premier ministre a dit que nous devrions le laisser tel qu’il est écrit en anglais et ne pas trop le diffuser. Cette étude dépeint un tableau impressionnant. A peu près 50% de nos jeunes travaillent hors du pays, et 28% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Le pourcentage de personnes qui cherchent à manger dans les poubelles ne cesse d’augmenter, aujourd’hui il avoisine les 8%. De plus, 20% des personnes qui ont les plus petits revenus consomment seulement 7% de la consommation nationale totale, alors que 20% des plus riches en consomment 43%.

Tout ceci est le fruit de la détérioration des politiques économiques menées par le groupe qui a été tout ce temps au pouvoir. Lorsque les syriens étaient là, il y avait un accord entre le défunt ex-premier ministre, Rafik Hariri, et son groupe pour maintenir l’économie sous son influence et laisser les accords extérieurs et les problèmes politiques aux syriens et à d’autres groupes. C’est ainsi que Hariri se chargeait d’organiser les questions économiques pendant que les autres contrôlaient le reste, en particulier le conflit arabo-israëlien et les autres crises régionales.

Entre-temps, l’économie du Liban a été redoutablement délaissée, surtout vis-à-vis des secteurs productifs. Dans la plupart des pays arabes on rencontre au moins une activité agricole, mais dans notre pays elle a été complètement ignorée. Le secteur industriel aussi, surtout celui des petites et moyennes entreprises, devrait être plus dynamique. Jusqu’à maintenant, toute l’attention a été portée sur le secteur bancaire et immobilier. De sorte que lorsqu’il y a une crise mondiale et qu’on doit tout importer, y compris ce qu’on pourrait cultiver sur son sol, comme les fleurs, on a un gros problème. Pour cette raison le nouveau gouvernement devrait regarder les choses sous un autre angle et prendre des leçons de ce que nous a enseigné le passé pour réorganiser le pays de A à Z.

Dans ce contexte, la CGTL mènera au front sa propre lutte. Le Liban n’a jamais été dans le club des socialistes ; il a toujours suivi une tendance libérale, mais historiquement il a tout de même appartenu à un courant plus modéré et moins agressif que celui que nous avons actuellement. L’Etat ne prête aucune attention aux thèmes sociaux. Une fois, des représentant de la Banque Mondiale sont venus me voir et m’ont dit qu’ils étaient d’accord avec le point de vue de la CGTL, mais que notre Gouvernement maintenait une position différente. Comprenez-vous ce que cela signifie ? Le Gouvernement est à la droite de la Banque Mondiale ! Mais notre objectif pour les semaines à venir est d’être prêts au moment où il y aura un nouveau Gouvernement ou un nouveau président et où tout sera rentré dans l’ordre.

- En tenant compte de l’énorme dette du pays et l’agenda imposé par la conférence de Paris III, croyez-vous que le nouveau gouvernement aura plus de marge de manœuvre que celui de maintenant ?

Le principal problème ici est que le pays devra essayer de réduire sa dette sans faire peser l’essentiel de la charge sur les classes moyennes et les plus pauvres. Les grandes dettes devraient être renégociées de sorte que chacun paye la part qui lui correspond selon une échelle différente. Ce n’est pas tout le monde qui peut payer la même chose que les Hariri ou les grandes banques. C’est pour cela que nous revendiquons toujours des impôts justes, surtout pour ce qui est des impôts indirects, déjà que les impôts directs touchent tout le monde. Je ne sais pas pourquoi les riches ne payent pas d’impôts au Liban. Et ceux qui le font ont deux livres de comptabilité : un pour eux et un pour le ministre des Finances. Nous devrions discuter d’une loi pénale à appliquer aux cas d’évasion fiscale, comme en Europe et aux Etats-Unis. De même que nous devrions nous concentrer sur la construction de notre pays, surtout depuis les évènements auxquels nous avons assisté. Cela a été un pas vers l’abîme de la guerre civile, et les politiques devraient ouvrir les yeux sur la réalité. Dans ce contexte, réduire les problèmes sociaux devrait être prioritaire, lorsque ceux-ci représentent une des principales menaces à la paix civile.

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URL : http://www.cadtm.org

Article paru dans El Viejo Topo, Juillet-Août 2008

G. Ghosn est le président de la CGTL, c’est un ancien employé de TransMediterranean Airlines, détenteur d’un Master en Sciences Politiques. Il est président de la CGTL depuis 2001. La CGTL est née en 1957 et est actuellement composée de 43 syndicats qui représentent tous les secteurs et régions du pays. Selon ses propres chiffres, deux tiers des travailleurs du Liban y sont affiliés. La Confédération est aussi membre de la ITUC et de la ICATU, et entretient des liens étroits avec d’autres syndicats comme la CGIL italienne.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.