Le maintien au pouvoir de Joseph Kabila et les manipulations du processus électoral ont suscité au Congo une opposition populaire tenace, qui s’est traduite par l’investissement régulier de la rue : marches, émeutes, sit-in et journées villes mortes se sont succédé depuis 2015, en dépit d’un contexte autoritaire de plus en plus oppressant. Qu’est-ce qui pousse certains Congolais à s’engager dans des actions collectives risquées, contre le « glissement » du président Kabila ou en faveur d’élections équitables ? Si les causes de la révolte paraissent aller de soi, dans un pays où la pauvreté le dispute à l’injustice, comment alors comprendre que seule une petite minorité de la population passe à l’action ? L’objectif de cet article est de répondre à ces questions à l’aide de quelques outils de la sociologie de la mobilisation collective et du militantisme.
Le maintien au pouvoir de Joseph Kabila au-delà de son deuxième mandat a suscité au Congo une opposition populaire tenace, qui s’est traduite par l’investissement régulier de la rue : marches, émeutes, sit-in et journées villes mortes se sont succédé depuis 2015, en dépit d’un contexte autoritaire de plus en plus oppressant. Au-delà du nouvel activisme pro-démocratie de la jeunesse, qui se déploie sous la bannière médiatisée des « mouvements citoyens », ce mode d’intervention dans l’espace public a été régulièrement privilégié par les acteurs sociaux congolais, qui le considèrent comme la seule façon de peser sur un système politique dont les institutions sont noyautées par les réseaux du chef de l’État. Étudiants et jeunes des quartiers défavorisés, église catholique et partis d’opposition n’ont eu de cesse d’appeler à la résistance populaire - « Congolais Telema ! ». [1]
Néanmoins le mouvement de masse « à la burkinabè », tant souhaité par les opposants et craint par les autorités, n’a pas eu lieu. Au moment où nous écrivons ces lignes – au mois de décembre 2018 – le président a réussi à arracher à la communauté internationale deux reports d’une année de l’échéance électorale. La programmation des élections le 23 décembre 2018 et la sélection d’un « dauphin » - Emmanuel Ramazani Shadary - n’ont pas convaincu la plupart des Congolais, tant le président paraît demeurer au centre du jeu. Il n’en reste pas moins que la rue et ses réactions ont focalisé l’attention de l’ensemble des intervenants de la problématique congolaise durant quatre années, depuis que le régime a paru vaciller, en janvier 2015, lors du soulèvement de plusieurs quartiers de Kinshasa contre une réforme de la loi électorale. La propension des Congolais à descendre dans la rue a, depuis cette scène inaugurale, fait l’objet d’une masse de commentaires politiques et journalistiques non dénués de poncifs.
Mais, dans le fond, qu’est-ce qui pousse certains Congolais à s’engager dans des actions collectives risquées contre le « glissement » du président Kabila ? « L’indignation contre un régime prédateur et antidémocratique ! » est-on tenté de répondre spontanément. Si les causes de la révolte paraissent aller de soi, dans un pays où la pauvreté le dispute à l’injustice, comment alors comprendre que seule une petite minorité de la population passe à l’action ? Car si les raisons de se mobiliser s’imposent d’elles-mêmes, les raisons de rester sagement chez soi en priant que Dieu ou la communauté internationale fassent le travail ne manquent pas non plus. Répondre à cette aporie exige de s’intéresser plus systématiquement aux représentations et pratiques sociales associées à l’engagement militant dans le Congo de Kabila. Au-delà d’un bien hypothétique changement de régime, qu’est-ce que le manifestant tire de sa participation à la protestation ?
L’objectif de ce texte est de répondre à ces questions à l’aide de quelques outils de la sociologie de la mobilisation collective et du militantisme. Il ne s’agira pas « d’appliquer » des modèles explicatifs forgés dans un environnement occidental, mais d’utiliser ces derniers comme autant de portes d’entrées, ou de tremplins, qui permettent d’interroger l’engagement dans la protestation sous divers angles. L’enjeu consiste à faire apparaître, par approches successives, ce qui conditionne et donne sens aux différents types d’engagement dans les luttes contre Kabila. La matière première de cette réflexion est tirée d’entretiens réalisés à Kinshasa entre 2015 et 2018 auprès de manifestants et de militants congolais, jeunes pour la plupart.
Pourquoi les Congolais se révoltent-ils… si peu ?
Entamons notre tour des explications sociologiques par un modèle basé sur une intuition largement partagée : les mouvements sociaux apparaissent quand la frustration collective augmente. Pour Tedd Gurr, qui essaie de comprendre en 1970 « pourquoi les hommes se révoltent », ce n’est pas tant l’état de privation objectif qui pousse à l’action, mais bien la frustration relative, c’est-à-dire celle qui naît de la comparaison insupportable entre une situation vécue par un groupe et ce qu’il estime en droit d’attendre. Cette approche nous renvoie à une évidence massive, omniprésente dans les conversations quotidiennes entre Congolais : le profond état d’insatisfaction dans lequel évolue une majorité de la population.
« On a brûlé les choses, les véhicules, à cause de la souffrance, de la façon dont le pays marche. Il n’y a pas de vie sociale, on souffre beaucoup. C’est à cause de cette colère qu’on s’est révoltés. » Jeune de la commune de Ndjili, 2015.
Si l’on se réfère à la typologie des frustrations relatives proposée par Ted Gurr, la « frustration du déclin » semble particulièrement convenir au Congo, dans le sens où le niveau d’attente est relativement stationnaire ces dernières années, mais les perspectives de le voir se réaliser déclinent. En d’autres termes, ce qui a été possible autrefois ne paraît plus l’être aujourd’hui, ce qui est particulièrement dur à accepter. Les milliers de diplômés chômeurs qui sillonnent Kinshasa à la recherche de menus expédients constituent l’incarnation par excellence de ce type de frustration, en tant que dépositaires malheureux d’attentes individuelles et familiales qu’ils ne sont pas arrivés à convertir dans le statut social et matériel espéré. On sait le poids des diplômés chômeurs dans les révoltes arabes. Il se vérifie également au Congo, où les jeunes diplômés – des juristes aux électriciens - sont surreprésentés dans les protestations de rue contre Kabila.
« On a étudié, on est intelligents, mais on ne nous prend pas. Si vous voyez souvent le désordre ici à Tshangu, c’est parce que les jeunes ont la force de travailler, mais qu’il n’y a pas de travail. Les jeunes ne font rien ».
Jeune de Ndjili, 2015.
Pour être complet, le jeu des comparaisons sociales désavantageuses qui nourrit cette frustration se décline sur trois plans : temporel, géographique et entre groupes sociaux. Il y a donc le sentiment qu’on était mieux lotis avant : sous Mobutu, où « le Congolais était respecté à l’étranger », où « il ne fallait pas payer l’école », où « le transport était gratuit pour les étudiants », et même sous les Belges, pour certains, car « on était peut-être maltraités, mais on mangeait, tandis qu’aujourd’hui on est toujours maltraités, mais on ne mange plus ». [2] Cette frustration du déclin s’intensifie naturellement en période d’inflation, durant laquelle on en a toujours moins pour son argent. L’inflation galopante du début des années 1990 est le principal carburant de la fièvre protestataire de l’époque, notamment dans ses déclinaisons violentes. Le mécontentement naît ensuite de la comparaison avec les autres régions du monde. Davantage que l’occident, hors catégorie, c’est l’impression que les pays voisins – Angola, Congo-Brazzaville, Rwanda - s’en tirent mieux que le Congo qui suscite l’amertume.
La frustration liée au sentiment de son déclassement vis-à-vis des autres groupes sociaux est classiquement présentée comme un puissant levier de mobilisation collective. Peut-on élargir cette affirmation au Congo, où les inégalités de statut sont mieux acceptées qu’en Europe ? La réponse est résolument positive : la réussite visible des groupes favorisés par le système politique alimente le ressentiment des manifestants, à commencer par le train de vie des politiciens eux-mêmes, en particulier (mais pas seulement) ceux de la coalition au pouvoir. Plus généralement, c’est la comparaison de sa propre trajectoire individuelle avec celle des pairs qui ont pu bénéficier de « branchements », c’est-à-dire d’accès à des opportunités via des relations familiales ou politiques bien placées, qui nourrit un sentiment de révolte. Les gagnants du système Kabila, ce sont donc globalement les personnes liées directement ou indirectement aux détenteurs du pouvoir politique, administratif et militaire. Ils forment collectivement un réseau informel et opaque, hiérarchisé en fonction de la proximité avec la présidence, davantage qu’une classe sociale à proprement parler.
« Pour avoir un boulot, faut être recommandé par un père ou un oncle au gouvernement. On étudie dans des conditions difficiles, on aimerait être valorisés. Mais ici, sur cent places, cinquante ou soixante sont déjà réservées. Ici ce sont les incompétents qui l’emportent. (...) Les députés envoient leurs enfants étudier à l’étranger une simple formation de six mois. L’enfant revient et il est pris. »
Étudiant de l’Université de Kinshasa, 2015.
Si l’approche par la frustration relative éclaire les sources du mécontentement collectif au Congo, elle n’explique néanmoins pas pourquoi seule une (toute) petite minorité des Congolais participe à la protestation sociale. De fait, les principales mobilisations depuis 2014 ont rassemblé tout au plus quelques milliers de manifestants à Kinshasa, pour une population avoisinant les dix millions d’âmes... Pourquoi les Congolais se révoltent-ils si peu dans cet océan de frustration ? L’insatisfaction paraît déboucher davantage sur des logiques de cavalier seul, de mise en dépendance vis-à-vis des personnes haut placées ou de résistance passive que sur la contestation collective d’un ordre des choses ne permettant pas à la majorité de vivre une vie jugée digne. Il est évident que la frustration collective est un ingrédient nécessaire, mais insuffisant, au surgissement d’une mobilisation. D’autres variables doivent être mobilisées.
Est-il bien raisonnable de se mobiliser au Congo ?
Deux sociologues en particulier ont questionné l’idée suivant laquelle la protestation était le débouché naturel d’une situation d’insatisfaction : Mancur Olson et Albert Hirschman. L’un et l’autre inscrivent leur réflexion dans le paradigme utilitariste, au sein duquel les phénomènes sociaux ne peuvent être expliqués autrement que par les choix individuels - « chaque individu pèse (calcule, évalue) les avantages (gains) et les inconvénients (coûts) de ses conduites et choisit la plus intéressante (gratifiante, facile, efficace) pour lui, étant donné l’idée qu’il se fait de son intérêt personnel » (Bajoit, 1988). D’aucuns pourraient trouver ces approches individualistes particulièrement contre-indiquées en contexte africain, où les conduites individuelles sont enserrées dans des identités et normes collectives plus contraignantes qu’en Europe ou aux États-Unis. Nous verrons au contraire qu’elles sont redoutablement efficaces.
Commençons par Hirschman, qui se base sur la relation clients-firme pour poser que le mécontentement ne se traduit pas nécessairement par la prise de parole (voice), mais résulte tout aussi bien dans des conduites de défection (exit) - aller chez la concurrence - ou de loyauté, soit tolérer une situation imparfaite par fidélité à une entreprise (1970). Le sociologue estime que l’approche vaut pour comprendre le rapport des citoyens aux États et le surgissement de la contestation. À condition d’être complexifié, ce modèle ouvre effectivement sur une gamme de stratégies très présentes dans le contexte qui nous intéresse, caractérisé par le poids des obstacles à la mobilisation.
Déjà en 1985, des analystes politiques du Congo voyaient dans les alternatives de survie à travers les activités du secteur informel, un des principaux facteurs retardant l’explosion sociale « de terribles proportions » que laissait présager l’évolution inégalitaire de la structure sociale depuis l’indépendance (Young et Turner, 1985). Le développement des activités économiques informelles ressort de prime abord de l’exit option à la Hirschman : face aux défaillances de plus en plus prononcées de l’État, une partie croissante de la population s’invente de nouvelles sources de revenus à côté ou à la place des activités reconnues par l’État. Mais s’il s’agit de ne plus « compter sur » l’État, force est de constater qu’on ne peut pas non plus compter sans : il est très actif dans la sphère de l’économie informelle, qu’il s’emploie à ponctionner de mille et une manières. Difficile pour les commerçants ambulants d’échapper aux « tracasseries » de toute sorte des agents publics. Et les postes de pouvoir, même aux échelons les plus bas, demeurent des points de départ ou d’appui privilégiés des stratégies de débrouille et d’accumulation personnelles.
Une exit option plus radicale réside dans le choix de quitter le Congo. Le fantasme migratoire est bien présent dans l’esprit des Congolais. [3] Pour autant des images contradictoires sont associées au grand départ. Si l’extérieur est pour d’aucuns l’unique planche de salut, l’idée de s’en aller n’est pas unanimement perçue comme une panacée. Nombre de jeunes, parmi les plus engagés, refusent de l’envisager au nom d’une certaine idée de leur pays. Nécessité (de rester) faite vertu ? En partie seulement, car les idées patriotiques sont structurantes dans l’imaginaire politique local, nous y reviendrons. Admettons néanmoins que l’espoir discret qu’un retournement de situation politique se traduise par une promotion personnelle subite n’est pas pour rien dans cet attachement au pays. Qui plus est, plusieurs épisodes récents ont accrédité l’idée selon laquelle le Congolais n’est plus respecté à l’étranger.
« Nous sommes des licenciés, qu’est-ce qu’on va faire ? Traverser la Méditerranée, pour aller en Europe où il n’y a rien, où on vit dans les mêmes conditions ? Quand nos frères partent là-bas, certains rêvent encore d’Europe, moi je ne partirai pas, même si vous m’amenez le passeport, le visa. Fuir son pays d’origine ? Moi je ne fuirai jamais mon Congo ».
Étudiant de l’Unikin, 2015.
L’autre alternative qu’Hirschman identifie à la protestation - la loyauté -, n’est en revanche pas de mise parmi la masse des mécontents. La faible légitimité politique que la réunification du pays a valu au président est depuis longtemps évaporée, en particulier à Kinshasa. Les notions de « résignation » ou d’« apathie » proposées par Guy Bajoit décrivent mieux l’attitude de ces millions de Kinois ne pouvant échapper au système, mais s’efforçant de composer avec ce dernier pour en minimiser les inconvénients (1988). Cette résignation se nourrit par ailleurs de la méfiance vis-à-vis des challengers de Kabila - « à quoi bon aller se faire tuer pour une opposition qui ne pense qu’à bouffer ? » entend-on parfois - et du sentiment que la culture de la prédation, le fameux « mal zaïrois », s’est généralisée à l’ensemble des relations politiques et sociales au Congo.
Le concept de loyauté n’est néanmoins pas inutile pour saisir le rapport entre les Congolais et le système politique, à condition d’être replacé dans la réalité des réseaux de patronage qui gouvernent l’accès aux ressources politiques et économiques. Faire preuve de loyauté vis-à-vis d’un « papa » ou d’un « oncle » de sa famille, de sa faction, de son clan, de sa région est le meilleur moyen de bénéficier des retombées, protections et autres « branchements » qui permettent de s’en sortir, voire de se faire une situation à l’intérieur du système. La solidarité verticale – à travers laquelle l’individu cherche à profiter des largesses de parents insérés dans le système politique - est un recours plus réaliste que la contestation de ce système. Les associations culturelles qui pullulent dans le monde estudiantin offrent une illustration de ce type de « réciprocité asymétrique » (Dalloz, 2002). Si leur objet social officiel est de valoriser les traditions de leur terroir et de s’entraider, l’enjeu principal est de trouver un politicien originaire de cette région et de battre campagne en sa faveur sur le campus, en échange de soutiens divers. Cette loyauté factionnelle est une alternative à la mobilisation revendicative face à la détérioration de la condition étudiante. De fait, ces associations ont historiquement poussé sur les décombres du mouvement étudiant congolais. Pour autant, nous le verrons plus loin, loyauté factionnelle et protestation ne sont pas mutuellement exclusives.
Les coûts exorbitants de la mobilisation
Pour Mancur Olson en revanche, ce n’est pas l’existence d’autres stratégies (défection et loyauté) qui explique que les mouvements sociaux n’apparaissent pas nécessairement lorsqu’il y a de la frustration sociale, mais tout simplement le fait qu’à l’échelle individuelle, les gens n’ont pas intérêt à s’engager dans la poursuite d’intérêts communs. En effet, la participation induit des coûts individuels certains (dépenser du temps et de l’argent pour se rendre à une manifestation) et génère des avantages collectifs (incertains) dont les non-participants jouiront de toute façon. Il est donc paradoxal aux yeux d’Olson que des mobilisations collectives émergent. Cette approche économiciste froide, contestée par des générations de sociologues et anthropologues... est féconde pour comprendre les attitudes des Congolais face à la mobilisation politique contre Kabila.
Manque à gagner, risque répressif et visibilité internationale
La raison est bien simple : à Kinshasa comme dans les autres capitales d’Afrique, la majorité de la population est quotidiennement plongée dans une quête désespérée d’expédients pour subvenir à ses besoins de base et assumer ses obligations sociales. En l’absence de revenu garanti, le temps c’est de l’argent. Et la participation à une action collective non directement rentable économiquement est donc considérée comme un temps « mort », un temps non consacré à la survie. En d’autres termes le coût de la participation, qui prend la forme d’un manque-à-gagner, est particulièrement lourd pour les millions de Kinois qui peinent à joindre les deux bouts. Les autorités en sont bien conscientes et insistent dans les médias sur les préjudices que les manifestations et villes-mortes causent aux petits vendeurs pour stigmatiser les organisateurs. Plus cyniquement, elles misent, dans leurs calculs pour s’éterniser au pouvoir, sur le fait que les gens ne peuvent se permettre financièrement de manifester plus d’une journée.
Mais ce qui augmente radicalement le coût individuel de l’action protestataire, au point de la rendre rédhibitoire, est le risque répressif, autrement plus élevé que sous les cieux européens. Risque de « se faire chicotter », d’essuyer des gaz lacrymogènes, des tirs à balle réelle, de se faire dépouiller par les policiers, de se faire arrêter, maltraiter, torturer, de devoir quémander auprès de sa famille cent ou deux cents dollars pour être libéré, risque de l’enlèvement par les services de renseignement... Cette énormité des coûts doit être mise en regard de l’incertitude des bénéfices attendus de la mobilisation. En effet, le gouvernement congolais est particulièrement hermétique aux revendications collectives et sa capacité à produire des politiques publiques pour répondre aux demandes de la population est limitée. Qui plus est, le discrédit de la classe politique, déjà évoqué, réduit la probabilité, dans l’esprit de la majorité silencieuse, que le remplacement du leadership améliorera leur quotidien.
Une manière de faire baisser ces coûts consiste, pour les contestataires, à organiser des « journées ville-morte », c’est-à-dire des journées durant lesquelles les gens restent chez eux pour marquer leur désaccord avec la politique gouvernementale. Déjà populaires durant les années de transition, les journées villes-mortes ont été nombreuses en 2016 et 2017. Ces dernières sont systématiquement suivies de batailles médiatiques, images de rues plus ou moins désertes à l’appui, pour démontrer le succès ou l’échec de l’action. Le ressort des journées villes-mortes est cependant difficile à évaluer : les gens restent-ils à la maison par crainte des violences ou par adhésion au mot d’ordre des organisateurs ? L’efficacité politique de ce registre d’action impopulaire s’avère discutable.
« Aucun politicien ne nous distribue des pains gratuits dans nos maisons. Nous vivons au taux du jour. Ils ne peuvent pas nous empêcher d’aller nous débrouiller ».
Habitante de Kinshasa en colère contre les organisateurs d’une « journée ville-morte », 2017.
Il convient néanmoins de souligner un aspect important de la configuration autoritaire congolaise qui peut, à certaines conditions, faire baisser le risque répressif lié à l’action sur l’espace public : la forte dépendance du gouvernement vis-à-vis de la communauté internationale. Du fait de l’existence d’une mission onusienne de maintien de la paix (la Monusco), de l’attention soutenue des ambassades occidentales pour tout ce qui concerne le processus politique, de la forte présence de médias étrangers et d’ONG internationales, les infractions les plus visibles aux droits humains ont un coût politique à l’international non négligeable pour le gouvernement congolais. Les sanctions individuelles adoptées en 2016 en Europe et aux États-Unis contre plusieurs hauts responsables proches de Kabila accusés d’avoir contribué à la répression de manifestations en sont l’expression la plus claire. Les mouvements citoyens récemment émergés au Congo ont mieux que les autres acteurs réussis à limiter le risque répressif en plaçant leur action sous le radar des acteurs internationaux et en se dotant de solides relais à l’étranger, sans pour autant tomber dans une dépendance politique vis-à-vis des agendas extérieurs (à ce stade). L’effet de ces soutiens n’est cependant pas immunitaire, en témoigne le maintien en captivité durant de longs mois de plusieurs membres d’un mouvement citoyen en 2018.
« J’ai été arrêté au niveau du rond-point. Nous avons fait le tour de la ville dans la jeep (de la police). On nous tirait, on nous piétinait, on nous frappait. On nous a amenés au niveau du parquet du district à Kalamu. On nous a placés dans des cachots. Là où il y avait des urines et tout, on chiait même là, il y avait des gens là, pas même donc de notion d’hygiène. »
« Vous êtes restés combien de temps dans la jeep ? »
« De dix heures à quinze heures. On était là, il n’y avait même pas moyen de respirer. On nous mettait sous les bancs des jeeps des policiers. »
« Vous êtes serrés les uns contre les autres ? Entassés ? »
« Entassés, c’est difficile de respirer, certains sont décédés d’asphyxie, je l’ai vu. (Ensuite) on nous a amené en camion au bureau de l’Inspecteur provincial de la ville de Kinshasa. Là il y a des cachots spécialement faits pour les criminels. Là on nous posait la question : « qui vous a envoyé pour revendiquer ? » On nous interrogeait brutalement, on nous tabassait, on a électrocuté certains.
Alors on a fait lundi, mardi, mercredi là-bas, sans manger ni boire. On buvait simplement par pitié des policiers, qui nous amenaient parfois l’eau de manière frauduleuse. »Étudiant de l’Université de Kinshasa – janvier 2015
Coûts considérables, bénéfices incertains : dans la perspective du courant utilitariste, l’implication dans une mobilisation collective est « encore moins » rationnelle au Congo qu’ailleurs. S’il faut reconnaître que le raisonnement olsonien nous aide à comprendre la faiblesse des mobilisations, il paraît incapable de nous dire pourquoi des Congolais s’engagent malgré ce contexte défavorable. Á moins d’introduire le concept d’incitation sélective, que le même Olson mobilise pour résoudre son paradoxe : si les gens se mobilisent malgré tout, c’est que les organisateurs d’actions collectives prévoient des avantages réservés aux participants… et/ou des coûts qu’auront à subir les non-participants.
Importance de l’intéressement monétaire
De fait, l’intéressement monétaire est une composante centrale d’un grand nombre d’activités sociales et politiques en Afrique. Ainsi la pratique du per diem, c’est-à-dire l’indemnisation financière du participant, s’est-elle généralisée au sein de la société civile comme de la coopération internationale ou de la sphère étatique. Une rencontre, un atelier, un séminaire pour lequel les organisateurs n’auraient pas prévu de « dédommagement » à la hauteur du profil des participants est généralement voué à l’échec. Il va sans dire que l’objet de l’activité devient secondaire aux yeux des participants - « les gens sont là physiquement, mais pas mentalement » - comme le concède un militant associatif.
On ne mesure pas, depuis l’Europe, combien l’argent est associé à la mobilisation politique au Congo. La capacité à fournir cette incitation sélective est bien entendu corrélée aux ressources dont disposent les acteurs politiques et sociaux, dont le niveau est fortement dépendant de la participation aux affaires publiques et aux prébendes. Ainsi les jeunes participants aux marches en soutien à Kabila organisées au cours de l’année 2016 percevaient-ils généralement une somme de cinq ou dix dollars. Ces mêmes dollars sont symétriquement utilisés pour démobiliser les potentiels contestataires. Á l’Université de Kinshasa par exemple, des fonds d’urgence sont régulièrement mis à disposition des autorités académiques pour désamorcer les révoltes étudiantes via la corruption des meneurs.
« Le 20 janvier (ndlr : deuxième jour de soulèvement), le recteur nous a appelés, nous a réunis, on était plus de deux cents. Il a sorti cinq cents dollars de sa poche et nous a dit : « Prenez de l’eau et cessez de faire ça, sinon il y aura du chaos ! Et je vous garantis, on va arrêter un à un parmi vous ! ». C’était le matin, pour apaiser les étudiants. »
Étudiant de l’Unikin, 2015.
Le contrôle de la machine publique offre d’autres leviers pour baisser ou augmenter les coûts et bénéfices de la participation. La séquence de la « guerre des meetings » entre majorité et opposition, en juillet 2017, en offre une illustration caricaturale. Lors du grand meeting de la majorité du 29 juillet, c’est à travers une très officielle lettre du ministre de la fonction publique que les fonctionnaires ont été invités à l’événement, la journée étant déclarée « chômée ». Á cette baisse du coût de la participation a d’ailleurs été ajouté un coût de la non-participation, sous la forme de pressions de la hiérarchie vis-à-vis des absents. Par ailleurs les bus de la compagnie municipale ont été réquisitionnés et gracieusement mis à disposition des manifestants le 29 juillet. Á l’inverse, deux jours plus tard, lors du meeting de l’opposition, ces mêmes bus ont purement et simplement été retirés de la circulation. Et si ce 31 juillet n’était pas tombé un dimanche, il y a fort à parier que les fonctionnaires auraient été menacés de sanction par leur hiérarchie en cas d’absence au bureau, comme c’est le cas lors des « journées ville morte » organisées par l’opposition.
Retours sur investissement militant
Dans l’ensemble néanmoins, les manifestations contre Kabila n’ont que marginalement fait l’objet de rétributions monétaires à l’endroit des participants. Il faut se tourner vers des explications moins économicistes pour comprendre ce qui fait marcher les gens malgré les coûts et les risques. Les réflexions de Daniel Gaxie autour des rétributions du militantisme offrent un cadre utile à cette fin. Le sociologue part de la notion d’incitation sélective d’Olson et l’élargit à l’ensemble des gratifications - matérielles, mais aussi symboliques et psycho-affectives - que génère non officiellement l’investissement militant, en plus (et parfois à la place de) de l’attachement à la cause : revenu, prestige et pouvoir sur les gens liés à l’occupation de positions à l’intérieur de l’organisation militante, mais aussi acquisition de compétences, reconnaissance sociale, accès à des espaces de sociabilité, sentiment gratifiant d’agir en conformité avec ses valeurs, etc. (Gaxie, 2005).
Contestation et cooptation
L’habitué de la scène sociopolitique congolaise le sait, un carburant majeur de l’investissement militant dans les partis d’opposition est la possibilité d’être invité par le pouvoir (que l’on combat officiellement) à des espaces de négociation politique débouchant potentiellement sur l’attribution de postes au sein de l’appareil d’État. Á la différence de ce qui se passe dans les systèmes politiques classiques, les chances d’accès à des positions au sein de l’appareil public dépendent objectivement moins de la victoire électorale de son propre camp, donc de l’alternance (qui ne s’est jamais produite au Congo-Zaïre, rappelons-le), que de la capacité à être coopté en tant qu’opposition par un pouvoir s’efforçant d’élargir sa base politique pour perdurer. [4] Or rien de tel que la participation bruyante à des manifestations de rue pour s’acheter une réputation d’opposant radical et donc se positionner sur le marché de la cooptation. Le coût de la manifestation n’est pas compensé par un gain financier immédiat, mais par la perspective de pouvoir ultérieurement négocier cette posture d’opposant contre un poste à responsabilité.
La compétition pour la cooptation ne se limite pas aux acteurs de la politique institutionnelle, on la retrouve parmi les ONG et les organisations de la société civile en général. Depuis la Conférence nationale souveraine du début des années 1990, la société civile est systématiquement représentée dans les grands-messes qui débouchent sur la redistribution des postes de pouvoir. Et à nouveau, la tenue d’un discours intransigeant à l’égard des dirigeants n’est pas un obstacle à de telles invitations, il peut même être un atout en ce qu’il rend la cooptation particulièrement profitable au pouvoir, qui fait d’une pierre deux coups en taisant des voix gênantes et en se donnant un profil pluraliste. Bref, la contestation (voice) est une alternative crédible à l’adhésion (loyalty) pour accéder à des positions au sein du système Kabila.
« (...) la « société civile » congolaise se trouve, de multiples manières, invitée, voire incitée, à participer à la vie politique. Tout d’abord elle intériorise, sans doute naïvement, la nécessité de contribuer efficacement à faire reculer la pauvreté et de lutter, de l’intérieur du pouvoir, contre la misère et l’analphabétisme, les violences et les violations des droits humains. (…) En outre, les associations sont incitées à se mêler des affaires publiques par la « communauté internationale » (…). En confiant des tâches de responsabilité et un certain certificat de crédibilité aux leaders de la société civile, la communauté internationale rend ces derniers plus visibles sur la scène publique nationale.
Mais c’est à l’occasion d’événements politiques particuliers que l’envie politique éclate au grand jour. Le capital social dont disposent les leaders de la société civile est vite mis à profit et investi en capital politique chaque fois que la possibilité d’accès au pouvoir politique pointe à l’horizon. Á la Conférence nationale souveraine (1992) censée forger des institutions politiques nouvelles pour mettre fin à la dictature de Mobutu, et remplacer un personnel politique jugé corrompu et pervers, la société civile occupe une place capitale (40% des participants). Les concertations politiques qui ont jalonné l’histoire de la longue transition de la République démocratique du Congo ont été des occasions de valses formidables des représentants de la société civile entre les multiples partis et plates-formes politiques cherchant à accéder aux postes de pouvoir.
Mais c’est surtout le Dialogue inter-congolais (2002) qui fournit l’occasion suprême à la société civile d’arborer au plus haut du mât des désirs sonnant clairs, fulgurants et intransigeants, d’accéder au pouvoir politique. Ces négociations politiques devaient en effet déboucher sur le « partage des responsabilités » entre les différentes « composantes » et « entités » parties prenantes au Dialogue. Un nombre important et équitable de postes de pouvoir devait revenir de droit aux « délégués » de la Société civile / Forces vives. Cette « offre politique » a ravivé l’envie et l’avidité pour le pouvoir des représentants de la société civile. Les soixante « délégués » ont vite fait de s’approprier tous les postes réservés à la société civile, se les distribuant entre eux, sans songer aux acteurs qui n’auront pas été délégués.
Ils sont entrés dans les institutions publiques comme ministres, gouverneurs, sénateurs, députés (...). Bien plus encore, la plupart des parlementaires issus de la société civile se sentent insatisfaits de leurs postes, qu’ils jugent non juteux. Ils ont entrepris des démarches actives pour se positionner à la tête des territoires, des ambassades et surtout des entreprises publiques les plus « confortables ».
Elie Ngoma-Binda, « Confusion des genres à Kinshasa », Manière de voir 84, décembre 2005 - janvier 2006.
Entre reconnaissance et discrédit de l’engagement
La lutte politique au Congo serait toujours en dernière instance une lutte pour l’accès particulariste à l’État à ses avantages sonnant et trébuchant ? L’essor récent de mouvements citoyens intransigeants ou l’engagement des prêtres dans les marches organisées par les laïcs catholiques depuis la fin 2016 nous obligent à relativiser cette thèse. D’autres motivations, d’ordre symbolique et morale, animent les protestataires.
Il faut d’abord tenir compte du fait que la contestation du régime Kabila est socialement valorisée au sein de larges couches de la population kinoise. Cette appréciation positive est liée à une conjoncture, à une humeur politique clairement hostile au président. Elle est plus profondément le produit d’une mémoire politique collective au sein de laquelle trônent les figures de la révolte contre l’arbitraire. Les strates de cette mémoire sont les luttes pour l’indépendance, les rébellions lumumbistes, la résistance de l’église catholique contre le mobutisme, les marches de l’UDPS pour la démocratie, la résistance populaire contre les invasions rwandaises... Les années pas si éloignées de la lutte contre la dictature mobutiste en particulier ont secrété un éthos de la résistance, du courage et du sacrifice.
Ces rétributions symboliques de l’engagement - l’admiration des autres - sont plus spécifiquement produites et entretenues dans un certain nombre de sphères associées à la lutte politique. Parmi les rangs des militants de l’UDPS en particulier, l’absence de calcul et le don de soi ont été érigés en norme morale durant les années 1990, au plus fort de la lutte contre Mobutu. Les « combattants », ces militants qui prenaient des risques et sacrifiaient vie familiale et professionnelle à l’avancement de la cause - la victoire d’Étienne Tshisekedi, érigé en rédempteur du Congo –, étaient présentés par les cadres des partis comme des modèles faisant « la fierté du peuple congolais ». [5] Mais ce niveau d’engagement s’étiole généralement avec le temps. Parmi les troupes de l’UDPS, la répression, les échecs successifs du leader maximo et les déchirements entre factions ont entraîné un désenchantement qui s’est graduellement traduit par des défections, l’apparition d’attentes matérielles parmi les militants ou la migration vers des partis de la coalition au pouvoir.
La place ambivalente de l’engagement au sein des représentations sociales congolaises tient à la coexistence d’une histoire célébrée d’engagements individuels courageux et de la réalité ordinaire de la cooptation des animateurs de partis d’opposition, d’ONG, de syndicats, d’associations. Parmi la jeunesse en particulier, et notamment celle qui conteste Kabila, le scepticisme est grand à l’égard des leaders d’associations revendicatives – ils cherchent fatalement à « se retrouver », à « se positionner » dans l’espoir d’une offre de la part des autorités.
L’émergence récente d’un espace de mobilisation des mouvements citoyens s’accompagne néanmoins d’un phénomène remarquable de réenchantement de l’engagement militant. Un effet surgénérateur s’observe même au sein de cet univers : alors que le discrédit vis-à-vis du militantisme partisan n’a jamais été aussi grand, les animateurs de ces organisations s’emploient avec un réel succès à redonner ses lettres de noblesse au militantisme, à l’activisme « citoyen » dans leur cas. Á travers une narration particulièrement soignée et scénarisée, les membres de La Lucha exaltent le don de soi, héroïsent les militants les plus engagés, subliment les coûts de l’engagement (en particulier les séjours en prison) et en rejettent ostensiblement ses bénéfices les plus prosaïques. « J’aime être à côté de mes compatriotes avec le risque de se faire tirer dessus » va jusqu’à déclarer une militante en vue de la section kinoise de La Lucha Kin (voir ci-dessous), tandis que les membres du mouvement refusent les offres des dirigeants – des 50 000 dollars proposés par Joseph Kabila lui-même pour « financer des projets au sein de la jeunesse » à la tasse de café offerte lors des rencontres avec les autorités provinciales.
Extrait d’un message posté sur sa page facebook par une militante de Lucha.
Notons le rôle primordial d’acteurs internationaux dans la distribution de gratifications symboliques aux militants de la Lucha - le soutien d’ONG humanitaires, les interviews par de grands médias internationaux, l’attribution de prix, les invitations à témoigner devant des instances onusiennes ou européennes sont autant d’adoubements qui grandissent les militants aux yeux de leurs compatriotes. On ne saurait exagérer le prestige, sur la scène locale, associé au fait d’être considéré comme un interlocuteur légitime par les politiques étrangers, a fortiori pour des jeunes n’ayant pas vingt-cinq ans. Il ne s’agit pas de sous-entendre que ces activistes sont mus par la seule quête de gloriole, mais de souligner les conséquences statutaires considérables que génère le nouvel activisme citoyen.
Pressions morales
Á côté de ces promotions personnelles résultant de l’engagement, il y a lieu d’envisager les incitations proprement morales à participer au mouvement pour l’alternance. L’idée d’un devoir de participation, de la nécessité d’agir en concordance avec des valeurs supérieures - « protéger la nation », « sauver la démocratie », « obéir aux principes chrétiens » - est un ressort effectif de l’investissement militant pour de nombreux manifestants. « Je n’avais pas le choix » entend-on parfois lorsqu’on interroge ces derniers, sous-entendant le soulagement d’une tension psychologique associée à l’inaction.
« Donc autrement dit, il faut être suffisamment insensible… il y a plus d’efforts à fournir pour vivre dans son égoïsme si on a un statut quand même au Congo, que de se sentir concerné par cette souffrance générale. Supposons que vous êtes bien salarié, que vous avez 3000$-4000$ de salaire, ce qui était le cas de ma fonction, que vous êtes dans une parcelle clôturée, voiture, etc. Dès que vous sortez de votre parcelle, c’est la maison du voisin dans laquelle vous voyez des enfants à moitié vêtus, ventre bedonnant, qui pour certains est signe de bonne santé, mais moi je sais que c’est la malnutrition. »
Cadre supérieur, membre d’un mouvement citoyen.
Cette injonction morale intérieure est renforcée par les injonctions des organisations mobilisatrices, qui recourent régulièrement, dans leurs discours, communiqués et tracts, à des arguments d’autorité pour mobiliser la population.
« Notre marche ne s’arrêtera pas tant que nos droits ne seront pas respectés et que notre dignité ne sera pas rétablie. Notre dignité d’homme et de femme ainsi que notre foi nous y obligent ».
Appel du Comité laïc de coordination. Dimanche 21 janvier 2018 : ensemble, marchons pour prendre en main notre destin.
Pour ne pas prêter à des interprétations simplistes, ce développement sur les retours non-économiques de l’investissement dans les actions anti-Kabila exige de s’arrêter sur quelques aspects du fonctionnement des rétributions. Tout d’abord, comme Gaxie et d’autres à sa suite l’ont rappelé, il serait trop simple d’opposer militants intéressés et militants désintéressés. Nous sommes plutôt face à des militants soumis de manière inégale à un ensemble de rétributions économiques et symboliques dont la configuration et le poids relatif varient en fonction de la situation socio-économique des intéressés, de leur trajectoire et de leur univers sociaux de référence. Quand la pression économique et la répression policière sont aussi fortes, « l’intérêt au désintérêt » est encore plus conditionné socialement, au sens de l’existence de prédispositions (familiale, éducative, professionnelle) à l’engagement comme au sens de l’appartenance à des milieux attribuant des profits symboliques au « courage » ou au « don de soi » (église, organisation politique, monde estudiantin). [6] De ce point de vue la forte présence de jeunes étudiants ou diplômés originaires de familles à fort capital culturel (juristes, etc.) des quartiers de classe moyenne de Kinshasa dans les mouvements citoyens n’est pas un hasard.
Il y a lieu également d’envisager la dimension relative des rétributions, au sens où non seulement elles parlent à certains et moins (ou pas) à d’autres, mais aussi au sens où leur valeur évolue chez une même personne suivant les moments de sa vie et les phases de son engagement militant. Cette attention à la temporalité dans l’analyse des rétributions est au coeur de la sociologie des carrières militantes [7] . Sous cet angle, un aspect s’impose avec force s’agissant des carrières militantes au Congo : la rapidité avec laquelle la convertibilité du capital de notoriété dérivé de l’engagement militant en positions institutionnelles (cooptation) et ressources matérielles est découverte et recherchée par une majorité d’acteurs. En d’autres termes, la phase « désintéressée » ou « idéologique » de l’engagement est très tôt submergée par l’attrait de ses retombées les plus prosaïques. On s’engage certes, mais il s’agit de « se retrouver ». Un penchant « naturel » de l’engagement contre lequel le mouvement citoyen Lucha lutte avec une certaine efficacité, en primant symboliquement le désintéressement et en sanctionnant sévèrement les écarts à la règle du non-intéressement.
Leviers identitaires de mobilisation
On l’a vu, l’efficacité des rétributions non matérielles dans les décisions d’engagement met en jeu des mécanismes d’ordre identitaire. Cela invite à se pencher plus spécifiquement sur les processus d’identification qui concourent au développement des mobilisations contre Kabila dans la ville de Kinshasa. Á l’encontre du courant utilitariste et au départ d’une réflexion sur les comportements électoraux, Pizzorno entre autres a démontré que les mobilisations politiques étaient guidées par la motivation très symbolique de (ré-)affirmer, pour soi comme pour les autres, son appartenance à un groupe ou une communauté d’appartenance ainsi que la force et la légitimité de cette collectivité. [8]
Amour du Congo et affinités ethniques
Le référent identitaire le plus systématiquement exprimé par les différents groupes engagés dans les manifestations ces dernières années est celui de la communauté nationale. C’est en tant que « mwana ya mboka » (fils du pays) et « par amour pour la patrie » que la plupart des manifestants se définissent et définissent leur engagement. Le registre nationaliste se retrouve dans les slogans et les chants des étudiants comme des jeunes chômeurs des quartiers populaires, sur les tracts des partis d’opposition comme dans les communiqués des mouvements citoyens ou les longues déclarations de la Conférence épiscopale du Congo. Il est sans surprise mobilisé par les autorités elles-mêmes pour se relégitimer et discréditer des opposants qui, en mettant les gens dans la rue et en contestant les appels au dialogue, veulent « détruire le Congo ». Bref, la parole politique légitime au Congo doit être articulée d’une manière ou d’une autre à l’argument nationaliste, quand bien même l’enjeu dont il est question est éloigné des questions de souveraineté territoriale.
« Chez nous ici, les 16 et 17 janvier, c’est connu, ce sont des jours fériés. On célèbre le jour du héros national, de sa mort, le Mzee Laurent Désiré Kabila et puis Lumumba. La majorité s’est réunie le 17 pour faire passer cette loi (ndlr : de révision de la loi électorale). Le 18, quand on a appris cela, ça a déjà énervé. Nous les étudiants on s’est dit que le lundi, dès qu’on arrive au campus, on va manifester notre mécontentement. Surtout les professeurs qui sont à la majorité, s’ils viennent, ils vont pas quitter l’université. Ils vont nous dire pourquoi ils ont passé cette loi le jour férié. Ils ont empiété l’honneur de notre héros, Lumumba. On lui doit beaucoup de respect, il a été humilié, il a sacrifié son avenir pour le Congo, ça tout le monde le sait, (…). »
« La chanson qui m’a motivé, c’est « Debout congolais. Pour toujours ». Là vous allez partir en désordre même s’il y a des policiers, on y va. Tout le monde s’y met. »
Étudiants de l’Unikin ayant participé aux manifestations du 19 janvier 2015
On peut, dans la manipulation de ce référent, distinguer des registres plus ou moins excluants : d’un côté des églises et mouvements citoyens qui invitent les habitants qui « aiment leur pays » à se lever pour « un plus beau Congo », de l’autre des jeunes qui, dans la rue et sur les réseaux sociaux, expriment leur rejet de Kabila en lui déniant sa qualité de Congolais - « Kabila zonga na Rwanda ! » [9] - ou s’en prennent aux commerces chinois lors des manifestations, au motif qu’ils s’approprient une activité théoriquement réservée aux nationaux. Le recours à la contestation de la nationalité est une forme de disqualification courante dans la sphère politique congolaise, qui s’est renforcée au début des années 1990 avec la réouverture de la compétition politique, lorsque la nationalité zaïroise de certaines populations rwandophones de l’est a été mise en doute par des élites concurrentes manipulées par Mobutu.
Á la différence du référent nationaliste, l’appartenance ethnique est peu visible dans les processus de mobilisation contre Kabila. « Toutes les races étaient dans la rue », insiste un jeune de Ngiri-Ngiri ayant participé aux manifestations de janvier 2015. De fait, difficile de trouver des arguments communautaires dans les discours rassembleurs des principaux partis d’opposition, de l’église ou des mouvements citoyens. À l’instar de la « transition », au crépuscule du mobutisme, la période du « glissement » de Kabila configure une situation où « la volonté de changement (...) l’emporte dans de larges couches de la population sur les adhésions ethniques et régionales, sur les solidarités et les antipathies ou rivalités qui accompagnent ces adhésions » (de Villers, 1998).
Et pourtant l’influence des solidarités ethniques dans les dynamiques qui nous intéressent ne doit pas être trop vite écartée. Elle est compatible avec la rhétorique nationaliste, le processus de différenciation ethnique étant utilisé, « non pas pour défier l’identité nationale prônée par l’État, mais comme justification des demandes de participation aux bénéfices du système » (Englebert, 2003). Ainsi les années de transition évoquées plus haut ont également été le théâtre de l’expression parfois violente d’un clivage est-ouest, notamment sur le campus de l’Université de Kinshasa. Et même le parti d’opposition dont le profil « national » était le moins discutable, l’UDPS d’Étienne Tshisekedi, combinait un discours universaliste (l’État de droit), avec un profil franchement kasaïen, région d’origine des principaux cadres. La surreprésentation des Balubas du Kasaï dans les marches convoquées par l’UDPS reflétait bien l’existence d’une proximité communautaire avec le successeur pressenti de Mobutu - Étienne Tshisekedi – et ses cadres.
Des mécanismes de mobilisation des loyautés ethniques et régionales jouent également un rôle dans les manifestations contemporaines contre le maintien au pouvoir de Kabila. La part de l’identification communautaire dans le ressentiment contre le président est logiquement décelable dans les provinces dont les populations se sentent marginalisées par le pouvoir central ainsi que parmi les Kinois originaires de ces régions. [10] Dans les représentations des habitants de Kinshasa, le régime demeure associé à l’hégémonie des « swahiliphones » en général et des Katangais en particulier, que les membres des autres groupes estiment privilégiés dans l’attribution des postes et des promotions au sein de l’État. La mobilisation contre Kabila est donc aussi (ou surtout) chez un certain nombre de manifestants une mobilisation « en tant que » membre d’une communauté pénalisée par un système inéquitable sur le plan ethnique. Cette identification ethnique spontanée est renforcée par le travail de certaines associations ethno-régionales, qui ont discrètement appelé leurs membres à participer aux manifestations contre le glissement à Kinshasa. Symétriquement, nous avons pu rencontrer des personnes intérieurement révoltées contre les dérives du régime, mais qui se gardaient d’exprimer clairement leur mécontentement « étant de la même province que le Premier ministre » et craignant pour leur carrière. Bref, s’il n’y pas de relation déterministe entre appartenance ethnique et mobilisation politique contre le glissement, celle-ci n’est pas indifférente à celle-là.
Conflit de générations
On sait la désespérance dans laquelle végète la jeunesse urbaine condamnée à vivre d’expédients et le rôle qu’elle a joué dans les révoltes arabes ou le soulèvement burkinabè. Être jeune en Afrique est devenu synonyme de vulnérabilité et de marginalité sur les plans social, politique et économique. S’il est rarement formulé en termes de conflit de générations, dans une conjoncture polarisée qui favorise les postures rassembleuses contre le camp adverse, force est de constater qu’un malaise générationnel agit derrière la propension de la jeunesse kinoise à se joindre aux manifestations de l’opposition. La révolte contre le blocage du système politique reflète un mécontentement sourd contre un ordre social dont les places sont accaparées par les aînés. Ce que Gauthier de Villers disait il y a vingt ans à propos de la perturbation du cycle des générations dans le Zaïre finissant - « (P)ar égoïsme et du fait de l’amenuisement des ressources dont ils disposent, les « aînés », les dominants, bloquent la circulation de la richesse sociale et empêchent la promotion des cadets » - reste vrai vingt ans plus tard et se vérifie dans les témoignages de certains manifestants (1992).
« J’ai été diplômé en 2007. Je n’ai pas de boulot depuis lors. Il n’y a pas de travail au Congo. Il n’y a que dix pour cent qui travaillent et ce sont des vieux. Les vieux doivent laisser la place aux petits pour travailler. Les vieux ne prennent pas leur retraite, même après cinquante ans dans la même société ».
Jeune diplômé en électricité de la commune de Lemba, 2016.
La prolifération de mouvements citoyens ces dernières années doit être interprétée à l’aune du ras-le -bol qui prévaut au sein de larges pans de la jeunesse éduquée vis-à-vis de sa condition d’infériorité politique. Dans les discours comme dans les pratiques de ces organisations, où l’horizontalité et la rotation sont valorisées, s’exprime un rejet des pratiques d’instrumentalisation dont la jeunesse est invariablement l’objet sur la scène politique, notamment sous la forme de ligues des jeunes et autres milices subordonnées aux mots d’ordre des directions des partis. Notons que cette problématique de la jeunesse marginalisée est tout à la fois une (des) cause(s) ayant motivé la constitution de ces associations et un véhicule permettant à une génération d’entrepreneurs politiques en attente d’accéder personnellement à la visibilité et à l’existence publique. Mais à la différence des innombrables associations de jeunes, qui souvent leur préexistent, les mouvements citoyens ne se limitent pas à la défense des intérêts de la catégorie « jeunes », leur objectif est plus global et vise à restructurer les rapports entre la population et ses représentants au sein de l’État.
La capacité d’intervention dans la sphère publique de ces organisations a néanmoins contribué à porter la thématique de la jeunesse dans l’arène politique, au plus fort du débat sur l’alternance, en s’appuyant opportunément sur un passage du discours à la nation du président Joseph Kabila pour dénoncer la non-prise en charge de ce problème social et s’ériger en interlocuteurs sur la question. Le passage incriminé affirmait que des acteurs politiques et des « officines étrangères » instrumentalisaient les jeunes et les sans-emplois qui « se sentaient victimes d’exclusion socio-économique » en les poussant à l’insurrection, alors que des stratégies d’insertion socio-économique de la jeunesse « étaient en cours ».« [11] Quelques jours plus tard, une plateforme de mouvements citoyens s’insurgeait contre cette annonce faite à vingt-neuf jours de la fin de son mandat par un président ayant fait preuve « d’un manque d’intérêt criant » pour la « jeunesse clochardisée » durant ses quinze ans au pouvoir. Une déclaration relayée par RFI qui obligea les services de la présidence à déployer un discours justificateur de l’action des pouvoirs publics en matière de création d’emplois pour les jeunes. [12]
La manifestation comme espace de compétition identitaire
Les manifestations contre Kabila peuvent donc avantageusement être envisagées comme une opportunité pour la construction, le renforcement et la représentation d’identités stratégiques (Filleule et Tartakowsky, 2013). Sous cet angle, des hiérarchies symboliques sont remises en jeu à l’intérieur de la mobilisation, non pas seulement entre acteurs en conflit, mais entre groupes sociaux s’efforçant d’affirmer, à travers la vigueur de leur engagement, la valeur des collectifs qu’ils forment sur leurs scènes sociales respectives. Dans le cadre de notre enquête à Kinshasa sur les manifestations du 19 au 21 janvier 2015, deux sous-groupes de la jeunesse en particulier nous ont paru avoir associé des enjeux identitaires forts à leur participation à cet épisode protestataire : les étudiants de l’Université de Kinshasa (Unikin) et les jeunes chômeurs des quartiers populaires.
Dans le compte-rendu que les étudiants de l’Unikin font du déclenchement de la protestation et des interactions avec les autres groupes mobilisés transparaît la préoccupation de réhabiliter la figure de l’étudiant en tant qu’élite intellectuelle et politique de la nation, statut qui était le sien dans les premières années du Congo indépendant. L’image des étudiants n’a cessé de se détériorer depuis les années 1980, parallèlement aux conditions d’études et à la valeur des diplômes. Détrôné par les chanteurs à succès, les sportifs et les gens de la diaspora, l’étudiant n’est plus que résiduellement associé à la réussite sociale. Pire, il est de plus en plus considéré comme un futur chômeur, voire un fauteur de trouble potentiel.
Cette relégation dans l’imaginaire collectif a une résonance particulière à l’Unikin, héritière de la première université du Congo, dont l’identité demeure marquée par un élitisme fort, malgré la déliquescence objective de ses infrastructures comme de la qualité de son enseignement, et son déclassement par les diplômes étrangers (Poncelet et al., 2015). En jouant un rôle déterminant dans le déclenchement et le développement des manifestations du 19 janvier 2015, les étudiants ont aussi cherché à imposer au reste de la société une représentation valorisante de leur groupe, à requalifier positivement le rôle de l’étudiant-intellectuel doté d’un bagage politique, bref à se réaffirmer comme avant-garde de la société congolaise. Ils réduisent de la sorte à leur avantage la tension cognitive entre la façon dont ils continuent à se percevoir et la représentation de moins en moins enviable que la société leur renvoie. Si le jeu d’(auto-)perceptions croisées durant l’événement protestataire est difficile à restituer, il prend une place prépondérante dans la narration que les étudiants font a posteriori du déroulement de l’événement.
Ceux-ci tiennent à souligner qu’ils ont pris d’eux-mêmes l’initiative de marcher - « si nous sommes sortis en route, ce n’est pas pour l’appel de l’opposition, mais pour nous-même, les élites ». Cette anticipation est liée à leur niveau de connaissance des enjeux politiques - « nous autres nous sommes des intellectuels bien sûr, alors il faut suivre comment le pays est en train d’avancer » ; « on est des intellectuels, des scientifiques, on est l’avenir, on doit s’intéresser ». Elle dérive aussi de leur « conscience de groupe » - « quant à nous-mêmes, l’université, donc les étudiants, nous avons pensé premièrement à notre avenir. Demain, si le président se maintient pendant trois ans, cela va donner quoi à l’université ? ». Leur propre mobilisation a permis de conscientiser les autres catégories de la société : « On voulait seulement alerter la population réelle du pays « c’est Kabila qui veut rester au pouvoir ! ». C’est à ce moment-là que la population se rendait compte que quelque chose n’allait pas et nous accompagnait ». Autres catégories auxquelles ils ne se confondent pas dans leur mode de protestation - « Nous on ne pillait pas, c’était la population et la police ». Autres catégories enfin auprès desquelles, ils ont redoré leur blason - « tout le monde était content avec nous. (…) Tout le monde, même les mamans, les habitants de la cité « les étudiants, vraiment, l’espoir de demain, les élites, félicitation, courage, continuez comme ça » ».
Des mécanismes de mise en scène d’identités collectives sont également décelables dans les facteurs qui ont amené les jeunes des quartiers populaires à se soulever. Si ces derniers se plaignent de la souffrance, de l’absence de « vie sociale » et de l’arbitraire de la police à leur endroit, la réputation de leur propre quartier paraît avoir été pour beaucoup un facteur déterminant de leur passage à l’action. Car la propension d’une commune à se soulever et à « faire le désordre » est un indice de son niveau de rejet d’un président honni et du courage physique de ses habitants. Lors d’événements protestataires de grande échelle, comme les manifestations de janvier 2015, c’est la réputation politique et sociale de chaque commune qui est mise en jeu. [13] La constatation des troubles dans les communes voisines a poussé bien des jeunes à s’en prendre à leur tour aux symboles du pouvoir dans leur environnement. Et à le signaler en temps réel aux autres communes en optant pour des formes visibles de protestation, en particulier le brûlage des pneus, et en informant par téléphone les proches résidant dans d’autres communes.
Lorsqu’on a vu que cela brûlait déjà à Ngaba et partout, nous aussi, en tant qu’habitants de Ngiri-Ngiri, nous devions nous joindre à ce mouvement.
Jeune chômeur de Ngiri-Ngiri.
Conclusion
Comme sous d’autres cieux, l’engagement des dominés dans la protestation politique « ne va pas de soi » au Congo. Elle résulte de l’interaction complexe de facteurs collectifs et individuels. Nous l’avons vu, si les raisons de se mobiliser ne manquent pas, si les jeunes Congolais sont habités par un vif sentiment de frustration et d’indignation, les contraintes de tous ordres qui pèsent sur la mobilisation amènent la majorité à se replier sur des stratégies de survie individuelles et à faire jouer les solidarités familiales et factionnelles. Le risque répressif et la peur qu’il engendre a des effets inhibiteurs massifs sur les candidats naturels à la protestation ouverte, à savoir les étudiants et les diplômés chômeurs. D’autant que les bénéfices sociaux d’une alternance politique sont loin d’apparaître évidents pour le Congolais ordinaire.
Dans un État sous surveillance internationale, les coûts exorbitants de la mobilisation peuvent être tempérés pour ceux qui arrivent à placer leurs actions sous le radar des acteurs étrangers. Qui plus est, la tradition pour le pouvoir d’acheter ses opposants sociaux et politiques est tellement implantée au Congo que la contestation est devenue une modalité conventionnelle d’accès à l’État et ses ressources. La quête de cooptation ne peut cependant être envisagée comme le principal moteur de l’investissement des milliers de Congolais qui ont marché ces dernières années contre le maintien au pouvoir de Kabila.
Si l’on se place sur le registre symbolique, une série de rétributions se dégagent qui contrebalancent les risques associés à la protestation dans l’esprit des manifestants. Á certaines conditions, la posture militante, le courage face à la police et l’expérience de la prison sont source de visibilité et de reconnaissance sociale. Elles peuvent grandir socialement des jeunes que la société maintient dans un statut d’infériorité en les mettant en situation d’interagir avec la presse, les autorités, les opposants et les ambassades. Mais les ressorts tout simplement moraux de la mobilisation ne doivent pas pour autant être mis de côté : le choix de s’engager résulte aussi, bien qu’à des degrés divers, de pressions intérieures, d’enjeux de conscience renvoyant à des notions de devoir et de responsabilité face au franchissement de seuils de l’inacceptable par les autorités. L’existence et la valeur de ces rétributions immatérielles sont fortement dépendantes du milieu d’origine et de la trajectoire des individus.
Enfin nous avons vu que le soulèvement des obstacles à la mobilisation dépend aussi de processus identitaires. Á ce niveau, la prégnance du référent nationaliste dans les discours militants n’est pas incompatible avec l’influence plus ou moins assumée des affinités ethniques. Si Kabila n’est populaire dans aucune contrée du Congo, tous les territoires ne sont pas logés à la même enseigne et l’usage du swahili, d’après beaucoup de Kinois, est un adjuvant clé pour sortir son épingle du jeu. La présence collective sur le terrain de la lutte contre Kabila peut également être vécue comme une manière de rehausser la réputation de groupes, comme dans le cas des étudiants de l’Université de Kinshasa ou des jeunes de certains quartiers, à l’intérieur de l’espace social. Manifester en dépit des risques revient dès lors à se profiler comme collectivement courageux et à conquérir la considération des autres groupes.