Tous les signaux sont au rouge en République démocratique du Congo, à quelques jours de la fin du deuxième mandat de Joseph Kabila, ce 19 décembre 2016. Le report des élections (“glissement”) pour cause de contraintes techniques ne passe pas auprès de la majorité de la population. L’impression que ce report est le fruit d’une stratégie délibérée du camp présidentiel est largement répandue par la population, qui ne comprend pas pourquoi celui qui porte la principale responsabilité dans la dénégation de ce droit démocratique élémentaire – choisir ses dirigeants à intervalles réguliers - puisse demeurer au pouvoir durant la transition.
L’éventualité d’un soulèvement de la jeunesse est le principal caillou dans la botte des dirigeants qui multiplient les initiatives pour tuer dans l’œuf toute velléité de mobilisation. Depuis les manifestations du 19, 20, 21 janvier 2015, qui avaient forcé le Sénat à revenir sur son projet de modification de la loi électorale ( qui subordonnait le scrutin présidentiel à la réalisation d’un recensement), le pouvoir intimide et arrête les promoteurs de mobilisation parmi les partis d’opposition et la société civile. Le rôle de “la rue” est considéré par les observateurs comme la principale inconnue de l’après 19 décembre.
Comment se mobiliser collectivement dans un contexte autoritaire comme celui du Congo de Kabila ? Le campus de l’Université de Kinshasa (Unikin) offre une illustration des contraintes pesant sur les modalités d’expression du mécontentement politique.
Joseph Kabila n’est pas populaire à l’Unikin. En cause, d’abord, les conditions de vie et d’études de l’étudiant, marquées par les difficultés quotidiennes pour se déplacer, se loger, manger, trouver une place dans l’auditoire, s’acquitter des frais d’inscriptions (350 dollars), de syllabus (20 dollars), de travaux pratiques (10 dollars), d’interrogation (3 dollars)... et les abus de pouvoir de certains assistants et chefs de travaux. « On étudie dans des conditions ’’révolutionnaires’’ » dénoncent les étudiants ». Beaucoup de sacrifices pour un diplôme dont l’utilité est incertaine. Ce sont les connaissances au sens de « relations personnelles » et non pas les connaissances au sens de « savoirs » qui déterminent l’accès aux rares emplois
La déchéance du statut de l’étudiant – “élite de la nation” au destin contrarié – est mise en parallèle avec le déclin du pays : malgré ses immenses richesses, celui-ci va à vau-l’eau ; la population souffre, le Congolais n’est plus respecté chez lui. D’après les étudiants, « ceux qui ont vécu la colonisation disent que c’était mieux ». Sans parler de l’Est du Congo occupé par les milices étrangères ou de ces expulsions violentes de compatriotes par les autorités du Congo Brazzaville, qui n’ont suscitées aucune réaction nationale digne de ce nom.
Aux yeux des étudiants, ces maux trouvent leur source dans l’inversion des valeurs qui régissent le système politique, où la course à l’enrichissement personnel au détriment de l’intérêt général est devenue la règle (« Au Congo, si vous volez, on fait de vous un grand. »). Le comble, c’est qu’un grand nombre de dirigeants parmi les plus corrompus sont professeurs à l’Université de Kinshasa : quel contraste entre les principes (de droit, de science politique, etc.) qu’ils enseignent et leurs pratiques prédatrices au sommet de l’État. Pour les étudiants comme pour une bonne partie de la jeunesse, la volonté de l’équipe de Kabila d’outrepasser les délais constitutionnels est doublement inacceptable : en ce qu’elle constitue une infraction de la règle du jeu démocratique et en ce qu’elle implique la poursuite de la perte de dignité.
Malgré l’empilement de frustrations, le campus de l’Unikin est relativement calme. L’expression ouverte du mécontentement latent est rare. Ce paradoxe n’est pas le reflet de l’apolitisme ou de la passivité de l’étudiant ; il dérive d’une combinaison de mécanismes de démobilisation consciencieusement entretenus par les autorités de l’Université. Tout d’abord, officiellement, “l’université est un espace non politique”. Cet argument est avancé par le recteur et son équipe pour interdire toute mobilisation à caractère protestataire – même sur des enjeux strictement étudiants – mais qui laisse le champ libre à la prolifération des associations culturelles, qui entretiennent des relations clientélistes avec les professeurs et les hommes politiques sur des bases ethniques. Une politique active de surveillance et de répression est mise en œuvre pour veiller à l’application de ce mot d’ordre. Elle fait interagir la hiérarchie de l’université, les représentants étudiants (inféodés aux autorités), la garde universitaire (sorte de police présente sur le campus et répondant au recteur) et l’agence nationale de renseignements.
Ce dispositif inhibant n’empêche pas le campus d’être un lieu de politisation informelle, à travers les discussions entre étudiants, dans les blocs de logements ou à la sortie des auditoires, sur les prises de position du pouvoir et de l’opposition, assidûment suivies à la radio ou la télévision. Mais la traduction de cette politisation en action collective revendicative est compliquée. « Dès que vous osez structurer, parmi vous il y a des agents du renseignement, il y a des informations qui vous échappent et on vous mate », constatent avec dépit les étudiants. Les coûts, notamment psychologiques, de la mobilisation sont particulièrement élevés à l’Unikin : échecs aux examens, intimidations physiques, menaces d’exclusion, arrestation et nuit au cachot de l’université, ou enlèvement par l’agence de renseignements. Un procédé de domestication courant des étudiants les plus rebelles par les autorités consiste à leur « rappeler » qu’ils sont à l’Université pour étudier et pas pour faire de la politique, que leurs parent se sacrifient pour leur payer des études et que ce sacrifice sera réduit à néan si leur rejeton venait à être exclu de l’université… Les bénéfices de la démobilisation sont par ailleurs consistants et prennent essentiellement la forme de sommes d’argent offertes aux meneurs qui retournent leur veste.
Le niveau d’organisation autonome du monde étudiant est donc faible et fragmenté. Les actions revendicatives sont sporadiques, en réaction à des événements ponctuels (coupure d’eau, augmentation des frais, etc.). Les embryons d’organisation reposent sur des réseaux d’amitié, des petits groupes d’affinité, dont le fonctionnement secret et codé n’est pas sans rappeler celui des réseaux résistants durant l’Occupation. Les réunions ont lieu secrètement, dans les chambres d’étudiants ou en dehors du campus. La sensibilisation repose sur le bouche à oreille et les réseaux sociaux. Les antennes clandestines des partis d’opposition jouent un rôle important dans les mobilisations sur des enjeux politiques nationaux, car elles ont accès à certaines ressources (informations sur les actions politiques planifiées, tracts, argent).
Si le démarrage des actions protestataire est risqué, car il exige de prendre les devant et de s’exposer aux agents de la surveillance, la contestation peut néanmoins prendre de l’ampleur une fois dépassée une certaine masse critique, par un effet de désinhibition collective. Les cris de ceux qui sont à l’origine de l’action - « Tokei ! Tokei ! » - ont pour effet d’attirer leurs camarades des blocs de logement voisins. Plus le groupe grandit, plus l’exposition personnelle se réduit. C’est ce qui s’est passé en janvier 2015, lorsque les étudiants de l’Unikin ont joué un rôle déclencheur dans le soulèvement populaire contre la réforme de la loi électorale, principale reculade de Kabila à ce stade. Ce jour-là, un groupe de plusieurs centaines d’étudiants était sorti du campus et avait suscité le soulèvement de plusieurs quartiers. Un phénomène de contagion protestataire dont le régime craint la réédition à l’approche du 19 décembre.