Les lignes de fracture auxquelles va être confrontée
la République libyenne ne seront pas tribales,
comme d’aucuns l’affirment. Elles seront politiques.
Elles concerneront le modèle de société,
la pacification, le désarmement, la justice, la
place de la charia, la participation des populations
noires du sud libyen, etc. Les périls sont
évidemment à la hauteur des défis. Au terme
d’une guerre cruelle, de ses avancées héroïques,
mais également de ses zones d’ombre, la révolution
nationale libyenne doit à présent réussir
sa transformation en révolution démocratique.
Le pays est comme « la corde sur un abime »
[…] « dangereux de trembler et de rester sur
place [1] », au risque de connaitre les destins de
l’Irak, de l’Afghanistan et de la Somalie.
L’exécution sommaire de Mouammar Al-Kadhafi
n’est pas de bon augure. Mais la brutalité de
son assassinat est malheureusement le reflet de
la violence que le dictateur a instillée dans sa société.
Le politologue libyen Moustapha Fetouri,
lauréat en 2010 du prix Samir Kassir de la liberté
de la presse, a récemment rappelé — dans le
quotidien The National publié à Abou Dhabi —
le châtiment infligé par Kadhafi aux conjurés de
1993 : « Un membre de sa propre tribu fut taillé
en pièces, les autres étant contraints d’assister
au spectacle. Le meurtre fut filmé et montré à
d’autres ennemis potentiels [2]
. » Dans le journal
Al-Hayat, l’éditorialiste Ghassan Charbel a remis
les pendules à l’heure : « Le monde a ignoré [les
crimes de Kadhafi] et la conscience occidentale
s’est mise au congélateur. Profitant de la tendance
arabe à excuser les tyrans, tantôt parce
qu’ils prétendent combattre Israël, tantôt parce
qu’ils provoquent les États-Unis ou s’opposent à
l’impérialisme, le chef s’est hissé à la tête de ses
mensonges [3]. ».
Parmi les signes inquiétants pour l’avenir de
la Libye, il faut mentionner l’actuelle loi du talion imposée par des brigades de Misrata aux
habitants de la ville voisine de Touarga. Un reportage
édifiant de Marc Bastian, de l’Agence
France Presse, montre que « la révolution libyenne
a dressé un mur entre deux villes voisines
autrefois amies. Touarga a participé aux exactions
de l’armée de Mouammar Kadhafi contre
Misrata, rebelle de la première heure qui exerce
aujourd’hui sa sanglante vengeance Marc Bastian, 6 novembre 2011 (AFP). ».
Mais si la démocratie et le respect des règles
de droit et de justice ne sont pas partie gagnée,
l’on affirmera néanmoins qu’une révolution nationale
a bien eu lieu. La Libye a souvent été
décrite comme l’antithèse d’une nation, il n’y
aurait jamais eu de nation, mais des tribus. Le
cliché, assez répandu, est régulièrement véhiculé
par les médias. Le journal Al-Qods Al-Arabi,
dans son éditorial du 21 octobre 2011 consacré
à l’assassinat extrajudiciaire de Kadhafi, place la
réconciliation tribale en tête des priorités. Abdel
Bari Atwan écrit que « s’il est vrai que la Libye a
de l’argent pour accélérer la résolution de nombreux
problèmes, […] cet argent aura peu d’effets
si ne sont pas rétablies rapidement l’unité
et la réconciliation nationale et donc la coexistence
des différentes tribus et régions, dans un
esprit éloigné de la logique du vainqueur et
du vaincu ». Un article d’Igor Cherstich, publié
le 3 octobre 2011 sur le site <opendemocracy.
net>, bat en brèche cette conception de la
société libyenne. Le doctorant en anthropologie
à la School of Oriental and African Studies
(Soas) à Londres affirme sans ambages que « la
guerre libyenne n’est pas un conflit tribal ». Pour
les médias, l’identité du pays s’est longtemps
confondue avec celle du « guide ». Celui-ci déchu,
ces médias ont découvert qu’il existe une
société libyenne. Afin d’expliquer cette société,
ils se sont référés aux théories existantes, pour
la plupart fondées sur le tribalisme. Selon Igor
Cherstich, une métonymie est ainsi remplacée
par une autre. La Libye confondue avec le dictateur
devient la Libye des tribus. Une partie de
la réalité obscurcit l’ensemble du tableau. Igor
Cherstich cite plusieurs éditorialistes : Thomas Friedman, dans le New York Times, décrivant
« un amas de tribus où chacune vit pour gouverner
ou mourir […] » ; Benjamin Barber, dans
le Guardian, fanfaronnant « qu’au contraire de
bien des naïfs, il avait prédit que la Libye s’enfoncerait
dans une longue guerre tribale », etc.
Révolte nationale
Pour Igor Cherstich, le soulèvement libyen est
une révolte nationale qui utilise des alliances
tribales, mais peut-être dans le but de mieux les
déconstruire. Le tribalisme est flexible : certains
Libyens glorifient leurs appartenances tribales,
mais d’autres les renient, tandis que nombreux
sont ceux qui connaissent très mal leur généalogie
et seraient incapables d’expliquer exactement
à quel groupe ils appartiennent : « Il y a
plus de trois-cents tribus en Libye. La plupart
ne correspondent pas à des groupes homogènes
sur un territoire donné, mais plutôt à des
réseaux très éparpillés dans l’espace, ayant parfois
oublié jusqu’au nom de leur chef. » Ce serait
cet éparpillement qui explique qu’un membre
d’une tribu relativement minoritaire a pu s’emparer
du pouvoir en 1969.
La Libye du dictateur, de son projet fantasque
de masses autogérées de la base au sommet,
a empêché le déploiement des sociétés civiles.
Les Libyens n’ont pas eu d’autre choix que de recourir
aux relations tribales (et à leurs lois) pour
maintenir un semblant de cohésion sociale. Igor
Cherstich explique que, lors de ses visites dans
le pays, des interlocuteurs de classes et d’âges
différents ne cessaient de lui répéter qu’en Libye
« il n’y a pas de loi » (fi libya mafish qânoun),
exprimant ainsi leur souhait de voir s’exercer
une véritable justice d’État afin de combattre
le népotisme. « Mais l’absence de société civile
et la référence tribale n’ont jamais mis à mal la
sensibilité nationale », conclut Igor Cherstich.
Même les plus fervents défenseurs de leur identité
tribale ont une représentation nationale de
la Libye et se réfèrent aux mêmes récits fondateurs
: la résistance contre le colonisateur italien,
le martyr d’Omar Al-Mokhtar.
Le dictateur du déni permanent
Ces récits ont évidemment été instrumentalisés
par Kadhafi, mais seulement afin de s’approprier
le pays — aux sens propre et figuré. Pour assoir
son rôle, le dictateur niait son pouvoir, mais
l’exerçait sans vergogne. Étrange psychologie
du déni permanent. Il confondait le pays avec
sa personne, mais le niait. Il divisait pour régner,
mais n’affirmait n’être qu’un « guide » ayant délégué
le pouvoir aux masses.
Le récit tribal aura semblé cohérent jusqu’aux
instants ultimes. Un des derniers bastions kadhafistes,
la ville de Beni Walid, a toujours été
dominé par les Warfalla (une tribu très étendue
dans l’ouest libyen), les Magariha et les Kadhafa
(dont est issu Kadhafi). Depuis que les Kadhafa
avaient placé l’un des leurs au pouvoir, les
Warfalla ont tenu des postes importants dans
l’appareil sécuritaire du régime. La résistance
jusqu’au-boutiste de Beni Walid semblait donc
cohérente avec le récit tribal. Plusieurs médias
s’y sont engouffrés. L’erreur est pourtant fondamentale
: « Car des membres de tribus Warfalla,
explique Igor Cherstich, ont été impliqués dans
une tentative manquée de renverser Kadhafi
en 1993. D’autres Warfalla furent parmi les
premiers à rejoindre le soulèvement en 2011.
Mahmoud Jibril, Premier ministre (démissionnaire)
du Conseil de transition, est un Warfalla.
[…] Les tribus libyennes ne sont pas monolithiques,
mais sont constituées de groupes aux
sensibilités diverses, susceptibles d’adopter des
positions politiques tout aussi diverses. » Rien
n’interdit donc de penser, malgré les risques de
division future, que la Libye vient de connaitre
une véritable révolution nationale.