Le film de Joachim Lafosse, « Les Chevaliers blancs », remet à l’avant-plan de l’actualité la frontière entre professionnalisme et amateurisme qui parcourt le secteur de la solidarité internationale.
En octobre 2007, l’Arche de Zoé tentait d’exfiltrer du Tchad vers la France une centaine d’enfants tchadiens, présentés comme orphelins du Darfour. Malgré un budget particulièrement important pour une petite association initialement inconnue, l’Arche de Zoé participe de cette nébuleuse d’initiatives lancées et portées par de « simples » citoyens en marge des grandes ONG (re) connues. Un coup de cœur, un voyage, un leader entouré d’une poignée de bénévoles, une capacité de mobilisation de fonds privés, la volonté d’agir de manière directe, le devoir d’aider… tels sont quelques-uns des ingrédients habituels qui nourrissent ces « Initiatives populaires de solidarité internationale » (IPSI).
Des pratiques désuètes ?
Le fiasco humanitaire auquel a abouti cette opération incarne, poussé à l’extrême, les principaux pièges dans lesquels bon nombre de responsables de ces associations tombent, du moins dans un premier (et plus ou moins long) temps. Ainsi le film de Joachim Lafosse, « Les Chevaliers blancs », remet à l’actualité la frontière entre professionnalisme et amateurisme qui parcourt le secteur de la solidarité internationale. Il donne l’occasion aux professionnels de l’humanitaire et du développement de dénoncer, une fois de plus, les pratiques paternalistes auxquelles mèneraient les « bonnes intentions » de ces « boy-scouts » guidés par « leurs émotions ». Et de rappeler que « la solidarité internationale, ça ne s’improvise pas » et qu’« il y a des choses à faire, et d’autres à ne pas faire. » [1]
Si les dérives et pratiques populistes constituent un véritable enjeu pour le secteur, les responsables des ONG adoptent régulièrement une posture moralisatrice qui pèche par son manque d’humilité et son occultation partielle du passé - il est en effet bon de rappeler que ces ONG sont elles-mêmes pour la plupart nées d’initiatives informelles et spontanées qui se sont progressivement adaptées aux exigences (internes et externes) de professionnalisation. Les discours critiques émis par bon nombre de leurs responsables quant aux activités des IPSI renvoient ainsi aux échecs et aux bricolages de ces premières décennies du développement : don et assistance, aide-projet, humanitaire « romantique », etc. Avec la capitalisation des expériences et face aux normes désormais en vigueur dans le secteur de la solidarité internationale, ces pratiques périmées n’auraient plus le droit d’être, au nom du bien-être des populations du Sud mais aussi… d’une image à préserver face aux bailleurs publics et aux donateurs privés.
Perception romantique de l’humanitaire
La responsabilité des ONG est quant à elle rarement questionnée lorsqu’il s’agit de critiquer les pratiques des IPSI et, plus largement, leur légitimité même à exister. Or l’image d’un humanitaire romantique largement diffusée par les campagnes de communication et véhiculée par les médias n’est pas sans effet sur la perception publique de l’humanitaire. Cette mise en scène et en images médiatiques a par exemple contribué à la diffusion planétaire des gestes de la collecte et de la mission ainsi que des figures héroïques de la jeune infirmière, du médecin ou du logisticien.
Les dérives incarnées par le scandale de l’Arche de Zoé peuvent dès lors être vues comme le produit d’une imagerie de l’humanitaire, encore présente aujourd’hui. Cette imagerie est à la source d’un mythe particulièrement tenace, celui d’une intervention simple et directe, dont les donateurs et les volontaires de l’aide se déprennent difficilement et que les ONG combattent (partiellement) depuis la fin des années 1980. Face à cette image d’Epinal, ces IPSI qui foisonnent aux quatre coins de Belgique, de France et d’ailleurs, questionnent la représentation que leurs fondateurs se font de la pratique quotidienne du monde des ONG, en l’occurrence, l’image d’une coopération déshumanisée et inefficace.
Volontés d’agir directement là-bas
Ces initiatives sont aussi la manifestation d’une perte de l’assise sociétale des ONG et d’une certaine incapacité à conserver un espace qui réponde à ces volontés d’engagement. En effet, d’un côté, la salarisation et la managérialisation des ONG ont écarté les bénévoles de la gestion journalière de l’organisation. Les espaces d’investissement sont plus rigides et par conséquent, moins adaptés à la construction de sens recherchée par ceux-ci. De l’autre côté, le recrutement de volontaires à l’international est de plus en plus strict du fait de l’exigence de compétences particulières. De plus, certaines ONG développent des outils (campagnes, jeu en ligne) visant plutôt à freiner ces volontés d’engagement (en raison de leur orientation caritative) et à les orienter vers d’autres modalités, et notamment vers le don… aux ONG. Une réponse qui reste généralement sans effet auprès de personnes déterminées qui délaissent le don impersonnel et l’éducation au développement au profit d’une action directe, concrète et à leur échelle, coûte que coûte. Une réponse qui ne fait, in fine, qu’alimenter cet élan, par effet d’exclusion.
Solidarité à deux vitesses ?
En Belgique, d’après les chiffres alors disponibles, pas moins de 1700 IPSI étaient recensées en juin 2014 à côté de la centaine d’ONG agréées par la Direction générale de la coopération au développement. Elles fonctionnent, pour la grande majorité d’entre elles, sans fonds publics. Comment parvenir à créer des liens avec ces initiatives - qui parfois refusent toute relation à l’institutionnel - et introduire un minimum de contrôle sans couper court à la liberté associative, à la souplesse et à la proximité qui les caractérisent et qui peuvent contraster avec la bureaucratie managériale qui prévaut dans les plus grandes des ONG ? Faire comme si elles n’existaient pas, c’est encourager une solidarité internationale à deux vitesses, composée d’une élite associative et d’une masse à la base, livrée à elle-même, avec les potentiels écueils que l’on connaît, et dont l’Arche de Zoé constitue la caricature.
Une opinion de Julie Godin, chargée d’étude au Centre tricontinental (CETRI, Louvain-la-Neuve) et doctorante en sciences politiques et sociales à l’Université de Liège et à l’Université Paris 1, parue dans La Libre Belgique du 3 mars 2016.