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Cambodge : sécurité alimentaire, un combat trentenaire

Malmené par l’histoire récente, le Cambodge a péniblement atteint l’autosuffisance agricole ces dernières années. Les effets de la crise alimentaire mondiale, attisés notamment par les exportations des grands producteurs nationaux, ont en partie été amortis par l’action gouvernementale, en l’absence d’une société civile forte. Là comme ailleurs, le droit à l’alimentation ne peut être subordonné à un système de libre-échange effréné.

La Cambodge n’est pas un pays comme les autres. Beaucoup l’oublient. Dans la déferlante quotidienne d’un journalisme de surface où un drame chasse l’autre, on oublie ou on feint d’oublier qu’après le drame, il y a les conséquences du drame. Et, au Cambodge, il s’est agi de beaucoup plus que d’un drame. Il y a trente ans, ce pays avait été ramené à l’âge de la pierre. On ne peut rien comprendre au Cambodge tel qu’il est aujourd’hui, si on ne se souvient pas de ce qu’il a subi entre 1970 et 1990. Une guerre de cinq ans consécutive à un coup d’État inspiré par les Etats-Unis, suivie d’un des régimes les plus barbares du 20e siècle, celui des Khmers rouges. Et ensuite, pendant dix ans, un embargo absolu, la communauté internationale ayant décidé de punir les Cambodgiens d’avoir été libérés de la terreur polpotiste par des Vietnamiens accusés de favoriser l’expansionnisme soviétique en Asie du Sud-Est.

Destruction et lente reconstitution du tissu agricole khmer

Pendant les années de guerre, l’aviation américaine a écrasé le Cambodge sous 539 129 tonnes de bombes. Plus que sur le Japon pendant toute la seconde guerre mondiale ! Dans les campagnes, les villes ayant été vidées de leurs habitants, les cinq années de guerre ont été suivies de près de quatre ans de massacres et d’un collectivisme agraire hallucinant. Elles ont pratiquement détruit la vie agricole. En 1979, 65% de chefs de famille dans les campagnes sont des femmes. Et elles ne disposent bien souvent que de moins d’un demi-hectare de terre. Les rizières et le système hydraulique qui les accompagne sont désorganisés par des dizaines de milliers de cratères de bombes. Des milliers de kilomètres de petites digues sont détruits. Un tiers des rizières sont restées en jachère faute de bras à mesure que les massacres se multipliaient et que la population était affectée à des travaux d’irrigation aberrants.

Le cheptel animal (bœufs et buffles), essentiel à la fois pour l’alimentation et la force motrice, est dévasté. On est passé de 1,2 million d’animaux de trait en 1967 à 768 000 en 1979 et les bêtes qui ont survécu sont malades et affaiblies. Les quatre stations de recherches rizicoles ont été détruites, leurs variétés de semences et leurs archives ont été perdues. Les rizières des zones inondées autour du grand lac central sont à l’abandon, la bêtise des dirigeants les ayant amenés à considérer comme inutile la culture du riz flottant. Les variétés de riz flottant ont été en conséquence éliminées. L’université agricole a été fermée dès 1975 et transformée en dépôt de munitions. En 1979/1980, seulement 5% des surfaces réservées à la riziculture sont cultivées. La production de riz est tombée à 538 000 tonnes, alors qu’elle était trois à quatre fois supérieure en 1969.

Telle était la situation lorsque l’armée vietnamienne flanquée de quelques dizaines de milliers d’insurgés cambodgiens a mis fin au régime de Pol Pot en 1979. Depuis, en dépit de problèmes climatiques, en dépit d’énormes problèmes fonciers dus à la collectivisation par les Khmers rouges de toutes les terres et d’une redistribution affectée par la disparition de milliers de familles, en dépit d’une lente reconstitution du cheptel animal, en dépit d’une faible productivité à l’hectare, la production de riz a augmenté régulièrement. Le combat pour l’autosuffisance, qui n’a pas cessé depuis trente ans, vient d’être gagné.

Les variations climatiques, se traduisent tantôt par des sécheresses, tantôt par des inondations, selon les provinces. Chaque fois, elles compromettent les récoltes de riz. Toutefois, l’effet des fluctuations climatiques sur les prix est tempéré par la reconstruction du réseau routier qui a permis d’approvisionner les provinces touchées alors qu’elles l’étaient beaucoup moins jusqu’il y a quelques années. En outre, le gouvernement s’est doté d’une capacité d’intervention en constituant des réserves stratégiques qu’il peut mettre sur le marché chaque fois qu’il observe un dérapage des prix.

Crise dopée par les marchés mondiaux et la déforestation

Début mars 2008, l’Institut national de statistiques du Cambodge a annoncé que la hausse des prix des denrées alimentaires entre janvier 2007 et janvier 2008 était de 24,2%, la plus forte augmentation s’étant produite au cours des trois derniers mois. Dans un pays où 35% de la population vit avec moins de 0,50 dollar par jour, un kilo de riz à 0,75 dollar, voire plus (0,90 dollar pour du riz de très bonne qualité acheté par quantité de 100 kg), signifie la famine.

Le gouvernement cambodgien se rend compte alors que la hausse du prix du riz sur les marchés mondiaux incite les 5000 plus gros producteurs cambodgiens à vendre à l’étranger plutôt que de satisfaire les besoins de la consommation intérieure. Cette raréfaction artificielle de la quantité de riz disponible explique, avec la hausse du coût de l’énergie, cette hausse dramatique des prix. D’autant qu’en 2007, la production de riz a été excédentaire de 1,4 million de tonnes par rapport à la demande intérieure.
Le Programme alimentaire mondial (PAM) de l’ONU offrait depuis 2000 des petits déjeuners gratuits à 450 000 élèves dans les écoles situées dans les milieux les plus pauvres. Début mars 2008, suite à la hausse du prix du riz, le budget de cette activité du PAM ne permet plus d’acheter les 13 000 tonnes nécessaires. Le PAM décide donc d’arrêter la fourniture de ce qui constituait assurément le meilleur repas de la journée pour près d’un demi-million de petits Cambodgiens.

Le gouvernement n’est pas en capacité d’imposer un contrôle des prix. Fin mars, il intervient en bloquant pour deux mois les exportations de riz. Mais dans un pays où les frontières sont poreuses, où la corruption sévit à tous les niveaux, faire respecter une telle décision s’est avéré impossible et elle a été assez rapidement abandonnée. Par contre, la compagnie Green Trade (« commerce vert ») dont l’État est le propriétaire, a, sur instruction du gouvernement, mis progressivement en vente sur le marché intérieur de 200 000 à 300 000 tonnes de riz provenant de sa réserve stratégique. Cette vente, au prix de 0,48 dollar le kilo, a eu un effet très positif sur les prix locaux. Grâce à cette décision du gouvernement, le PAM a pu reprendre la fourniture de petits déjeuners gratuits.

Mais ce n’est pas seulement le prix du riz qui frappe une population dont c’est la nourriture de base. Le prix du poisson augmente lui aussi dans des proportions considérables. Depuis 1990, une déforestation massive entame de plus en plus la forêt cambodgienne en dépit des protestations d’ONG locales et internationales, des associations bouddhistes et des populations indigènes qui y vivent et en sont les premières victimes. Entre autres conséquences, une érosion importante affecte peu à peu le fond des rivières, des fleuves et du grand lac central et bouleverse les habitudes de ponte des poissons.

Or, le poisson est une des ressources alimentaires majeures pour les 2,6 millions de Cambodgiens les plus pauvres. Il sert notamment à la fabrication du prahok, cette pâte fermentée et âcre, très populaire, qui constitue tout au long de l’année pratiquement la seule ressource en protéines dans les régions rurales pauvres. Au début de chaque année, des dizaines de milliers de paysans pauvres émigrent vers les rives des grands cours d’eau pour se procurer le poisson dont ils ont besoin pour fabriquer le prahok.

Au début de 2008, beaucoup plus que les années précédentes, la quantité pêchée de poissons destinés au prahok s’est faite plus rare. Selon l’Administration des pêcheries, elle est passée de 18 000 tonnes à 12 500 tonnes. Ce qui a provoqué une augmentation de 200% du prix au kilo de ces poissons. Une famille moyenne de 6 personnes consomme entre 80 et 100 kg de prahok par an. Cette ressource alimentaire de base est ainsi devenue inaccessible à ceux qui en ont le plus besoin.

Société civile faible et peu structurée

Au Cambodge, peu d’ONG locales structurent le monde rural. Une fédération des associations des producteurs de riz agit comme une sorte de syndicat agricole. Son objectif quasi exclusif est l’augmentation des revenus et des profits des producteurs. Elle était hostile à la décision d’interdire les exportations de riz. Les rares petits groupes qui réfléchissent à une agriculture alternative n’ont joué aucun rôle pendant cette crise. Seul le gouvernement a été à la manœuvre, soumis à la pression d’une opinion publique mécontente de la hausse générale des prix.

Ce mécontentement s’est traduit par quelques manifestations, phénomène relativement rare pour qu’il constitue un signal suffisant pour alerter un gouvernement soucieux, à quelques mois des élections législatives de juillet, d’éviter que cette colère s’exprime dans les urnes. Au Cambodge comme ailleurs, la question du pouvoir d’achat constitue la préoccupation première. En tout cas pour plus de 90% de la population. Mais aucun projet alternatif n’est porté ni par une société civile peu structurée en dehors des ONG de défense des droits humains, ni par une opposition parlementaire éclatée.

Cette crise alimentaire remet l’alimentation au centre des questions de société fondamentales. Le droit à l’alimentation peut-il être subordonné au libre-échange effréné, à un système qui fait de la spéculation sur la nourriture un droit ? C’est pourtant ce qu’ont voulu les gouvernements, de gauche comme de droite, qui ont négocié et signé l’accord agricole de l’OMC ? La « main invisible » du marché, chère aux tenants du libéralisme économique, est en fait une main meurtrière. On ne peut laisser au marché le soin de garantir le droit à l’alimentation. La logique du profit est incompatible avec la nécessité prioritaire d’offrir à chaque être humain une nourriture suffisante et de qualité.

Etat des résistances dans le Sud - 2009. Face à la crise alimentaire

Cet article a été publié dans notre publication trimestrielle Alternatives Sud

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