Amplement relayée sur les réseaux sociaux, la scène a valeur de symbole. Elle synthétise tout le drame qui est en train de se jouer au Brésil. Visages hilares, postures triomphantes, deux hommes exhibent fièrement les débris d’une plaque commémorant la mémoire et le combat pour la justice sociale de la jeune élue noire et homosexuelle, Marielle Franco, sauvagement assassinée en mars dernier à Rio. Daniel Silveira et Rodrigo Amorim ne sont pas des inconnus. Candidats sur les listes du PSL (Parti social libéral), ils viennent tous deux d’être élus, l’un au Congrès fédéral, l’autre à l’Assemblée législative de l’État de Rio, profitant de l’irrésistible ascension de leur mentor, le député d’extrême droite, Jair Bolsonaro, arrivé très largement en tête du premier tour des élections présidentielles.
Révélateur du climat de haine qui règne dans le pays, pressentie, la vague brune s’est finalement transformée en tsunami. L’extrême droite a littéralement siphonné le vote à droite. Ses partis traditionnels se sont effondrés au profit de formations plus dures. Insignifiant il y a encore quelques mois, le PSL de Bolsonaro a raflé la mise. Il est devenu le deuxième parti du Congrès (juste derrière le Parti des travailleurs), avec 52 députés, l’emportant dans la plupart des États fédérés. Au-delà de l’ascension fulgurante du PSL, ce sont en réalité toutes les forces politiques ayant récemment déclaré leur allégeance au candidat d’extrême droite qui ont consolidé leur poids électoral. Quel que soit le résultat du second tour des élections, ce puissant front réactionnaire, rassemblant évangélistes, ex-policiers et militaires, partisans des armes à feu, grands propriétaires terriens, entrepreneurs et représentants du lobby de la finance, est d’ores et déjà en mesure d’imposer au pays son agenda politique rétrograde, quitte à plonger la démocratie brésilienne un peu plus dans l’abîme.
Assurément, ce raz-de-marée ne doit rien au hasard. Dans le contexte d’une grave récession économique et d’une interminable crise institutionnelle, il est certes une expression du ras-le-bol généralisé de la population par rapport à l’incurie de sa classe politique et à la montée de l’insécurité. Mais il traduit aussi la croissante radicalisation des classes moyennes, de plus en plus séduites par les diatribes xénophobes, homophobes et misogynes de l’ex-militaire.
Outre l’électorat captif des églises évangéliques, les catégories moyennes du Sud et du Sud-Est du pays constituent en effet le principal vivier électoral de Bolsonaro, ce qui distingue soit dit en passant le phénomène bolsonariste du phénomène trumpiste. Car si Trump s’est principalement appuyé sur un électorat populaire, les propositions de Bolsonaro ont surtout trouvé leur écho dans les couches les plus aisées et diplômées de la population. Ces « citoyens de bien » qui hier encore descendaient dans la rue pour protester contre la corruption et réclamer le départ de Dilma Rousseff, sont aujourd’hui bien décidés à abandonner le compromis démocratique.
Cette adhésion franche et massive des classes moyennes à une forme de fascisme tropical n’explique toutefois pas seule la percée de l’extrême droite. Incontestablement, les médias nationaux et les droites traditionnelles lui ont préparé le terrain. Les premiers en participant activement à la campagne de diabolisation du PT tenu responsable de tous les maux de la société brésilienne. Une rhétorique anti-pétiste qui, sur les réseaux sociaux, s’est transformée en une nécessaire croisade morale contre la gauche et ses valeurs, s’appuyant sur un nombre incalculable de « fakenews » disséminées çà et là par des groupes conservateurs, évangéliques, libertariens et/ou bolsonaristes.
Les secondes en planifiant la destitution de Dilma Rousseff (2016) dans l’espoir, pour les uns, d’échapper à une enquête qui se rapprochait dangereusement d’eux, pour les autres (l’opposition), de revenir au pouvoir après avoir été écartés à quatre reprises par les urnes. Calcul politique mesquin et vain qui n’a fait qu’accroître le sentiment de rejet par la population d’une « classe politique » perçue comme irrémédiablement corrompue.
Plus fondamentales encore ont été les menées du pouvoir judiciaire et de l’état-major. L’acharnement de la justice contre Lula. Sa condamnation à 9 puis à 12 ans de prison, en appel, sur base de convictions hasardeuses et preuves discutables. Le refus en avril dernier du Tribunal Suprême (STF) d’accorder au populaire ex-président l’« habeas corpus », sous la pression du général Villas Boas, commandant des armées. Le rejet par ce même STF quelques mois plus tard de sa candidature aux élections présidentielles et l’interdiction formelle, prononcée en septembre par un de ses juges, pour le candidat déchu de donner toute interview à la presse, signalent nettement la partialité outrancière de la justice.
Achevant de discréditer l’ institution, son président ne prend même plus la peine de dissimuler ses sympathies. Dans une conférence donnée récemment à l’Université de São Paulo, il a ainsi refusé de qualifier le soulèvement militaire 1964 de coup d’État, lui préférant le terme « mouvement de 64 ». Un glissement sémantique qui traduit bien l’état d’esprit de son milieu et l’inclination de nombreux Brésiliens à justifier l’indéfendable. Comme l’expliquait l’anthropologue brésilienne, Lila Schwarcz, « il y a [au Brésil] le désir de voir la dictature comme une utopie qui améliorera la sécurité, l’économie, la stabilité…Tout ce qui va mal aujourd’hui » (El Pais Brasil, 7 octobre 2018).
Nul doute que les historiens qui se pencheront sur cette nouvelle page sombre de l’histoire brésilienne disserteront encore longtemps sur ce « gouvernement des juges » qui a exclu de la course électorale un candidat crédité de 40 % des intentions de vote et ouvert ainsi un boulevard à l’extrême droite.