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Brésil. Crise, incertitude et lutte entre factions

Le dimanche 12 avril 2015, une nouvelle manifestation contre Dilma Rousseff a eu lieu au Brésil. Cette manifestation a été moins importante, numériquement, que celle du 15 mars 2015. La crise socio-politique au Brésil, sous divers angles, a été analysée dans plusieurs articles, entre autres dans un long entretien avec Ricardo Antunes, publié sur le site de A l’encontre, les 31 mars et 2 avril.

Crise profonde, incertitude grandissante et lutte entre factions. Si on devait expliquer à quelqu’un qui viendrait de l’extérieur l’état actuel du Brésil en ce moment même, ou lui donner une rapide définition de ce pays, cette petite description serait parfaite.

Il est toujours possible d’approfondir le raisonnement avec de nouvelles analyses, même en reprenant des idées déjà mâchées et remâchées.

La nouveauté aujourd’hui est peut-être le fait que les gouvernistes et les pétistes (du Parti des travailleurs) de la première heure, qui ont cru ou feint de croire dans le « cœur vaillant » [1] de Dilma, lors de la dernière ligne droite électorale, sont de plus en plus à court d’arguments, niant le délitement de « l’hégémonie luliste » qui est peut-être en train de s’installer.

Cette hégémonie a eu pour fonction de s’occuper de la classe des riches en endormant la base de la société et cela, pendant que l’économie internationale croissait et réinvestissait une partie de ses profits faramineux au Brésil. Cette hégémonie s’est basée, en ce qui concerne l’un de ses extrêmes, dans l’appareil d’Etat par la bureaucratie et les dirigeants pétistes. En ce qui concerne l’autre extrême, elle a prospéré grâce à la passivité des masses populaires, attirées par les bénéfices de l’assistanat (bourse pour les familles) et par des politiques publiques de redistribution des revenus.

Les festivités dues aux ressources surabondantes qui venaient d’outre-mer sont finies ; les possibilités d’une conciliation de classes aussi. Il n’est plus possible d’ignorer le degré de reddition que ledit « gouvernement des travailleurs » a réussi à atteindre. Alors que la corruption, dans une des plus grandes entreprises publiques (Petrobras), éclate au grand jour et alors que quelques-uns des grands idéologues qui sont restés dans l’opposition clament dans tout le pays que la Présidente n’a plus beaucoup d’options. Soit elle se résigne et laisse le sort du pays à Levy (le Ministre des Finances qui applique une politique économique avant tout récessive en réalisant des ajustements fiscaux et des coupes dans les droits sociaux), soit elle s’embourbe dans l’immobilisme le plus extrême. D’autant plus que le PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien) s’en prend quotidiennement au gouvernement actuel, ce que les grands médias s’empressent de diffuser. C’est ainsi que, récemment, Dilma a été menacée avec une proposition visant la réduction de prés de la moitié de ses ministères [2], ministères qui ont bien profité au PMDB, qu’on se le dise [3].

Ce sont là des revers qui ne constituent pas des surprises pour celui qui a observé les événements avec une bonne dose de réalisme et qui a pu constater les contradictions propres au modèle de développement [4] qui a été appliqué ces 12 dernières années et a été placé sous la conduite d’un gouvernement tentant un équilibre entre deux pôles inconciliables. Cependant, il subsiste encore des éléments notables et surprenants dans ce contexte comme les pièges du pacte de développement pétiste mis en place par des membres du gouvernement et qui sont aujourd’hui mis à nu. La persistance du climat du « nous contre eux » ou du « eux contre nous » devient effarante. C’est un duel alimenté par le gouvernement et l’opposition, indistinctement, et cela réussi à nourrir l’inconscient collectif.

C’est là que se trouve la chausse-trappe dans laquelle la nation est piégée. Chausse-trappe que le Coreio da Cidadania cherche à révéler avec ses sujets et ses éditoriaux, et cela, à chaque changement de conjoncture. Les manifestations pro-gouvernement qui ont commencé le 13 mars et celles de l’opposition qui ont lieu depuis le 15 mars et les répercussions qu’elles ont eues sont révélatrices de l’esprit qui plane sur le pays : personnalisation du mal, éléments de langages, jargons plus que primitif. Tout cela pollue les cerveaux et les commentaires, personnels et médiatiques qui mettent à distance les chances de s’entendre structurellement sur les réelles causes d’une telle dégringolade économique, politique, sociale et institutionnelle.

La crise dans le pétisme/lulisme (du PT de Lula) avec en parallèle la profonde réorganisation de la société brésilienne qui a cours en ce moment orientent, sans aucun doute, l’actuelle crise politique et institutionnelle. Elles mènent aussi vers un changement de la qualité de la lutte politique. Un repositionnement et une éventuelle réunification de la gauche progressiste sont à l’ordre du jour. Mais, de même, nous pouvons voir qu’une réorganisation des porte-parole de la « population de droite » a cours avec de même une unification des secteurs dominants qui ont comme unique but d’humilier la Présidente.

La saigner jusqu’à la fin, la soumettre à un processus de destitution ou la conduire à la démission fait partie des plans de ces secteurs et on ne peut pas prévoir ce qui va se passer dans le futur, cela va dépendre beaucoup du degré et de l’impact du ralentissement économique.

On ne perd pas de vue, entre-temps, que d’un côté se trouve la droite décomplexée, conservatrice, fasciste et putschiste qui était dans les rues le 15 mars (mais elle n’était pas seule et il faut le relever) et qui ne s’est jamais préoccupée de la moralité des institutions publiques et de l’éthique des représentants politiques. De l’autre côté, il y a un parti qui, accompagné de la CUT, a organisé les manifestations du 13 mars et qui, justement parce qu’il se revendique « des travailleurs », a opéré l’une des plus grandes impostures historiques. Nous parlons ici d’un parti qui est né en tant que parti progressiste, du côté des travailleurs et réellement à la gauche de l’échiquier politique. Ce même parti a usurpé le drapeau de la droite, a corrompu le système de représentation politique, a fragilisé une bonne partie de la gauche et a fini par déstabiliser le pays.

Si le premier groupe, la droite, n’avait pas été aussi perdu face à l’impossibilité de recycler le néolibéralisme à partir de l’hégémonie luliste, il opterait certainement pour le « putsch démocratique » – car finalement pour jouer la partition du PSDB, il serait bien mieux de la faire jouer par un cadre de son propre parti. Quant au second groupe, du côté du gouvernement, que propose-t-il de nouveau depuis le 13 mars, c’est-à-dire, autre chose que de simples cris de guerre en défense de Petrobras et des propositions volatiles pour une réforme politique qui n’atteindra même pas un minimum l’essentiel des structures du pouvoir ?

Et qu’est-ce ces deux groupes proposent concernant les réformes budgétaires, réformes qui vont toucher aux droits sociaux, augmenter les licenciements, et qui conduiront très probablement à court terme une partie substantielle de la classe laborieuse à sortir de son train-train quotidien pour grossir les rangs et les clameurs de la « classe moyenne » dans les rues ? Absolument rien.

Le Brésil est aujourd’hui face à une lutte de factions. Mais aucune n’aborde ce qui est primordial. Et aucune d’entre elles n’a pas la moindre légitimité morale pour parler l’une de l’autre.


Notes

[1C’est le titre du clip de campagne de Dilma pour la présidentielle de 2014.

[2Elle a été interpellée publiquement par le Président de la Chambre des députés Eduardo Cunha (PMDB), et celui du Sénat, Renan Calheiros (PMDB), afin de réduire le nombre de ministères. Il en existe 39 actuellement. Dilma a demandé un rapport afin d’étudier cette proposition. Il s’agira par exemple des secrétariats considérés comme des ministères tels que le secrétariat des droits humains, celui des femmes, et celui de la politique et de la promotion de l’égalité raciale. Tous ces ministères ont été créés durant les mandats de Lula. L’année passée, durant la campagne électorale, Dilma avait pourtant défendu l’existence de ces ministères en indiquant par ailleurs qu’il s’agissait de domaines essentiels pour la représentation et des revendications des minorités et qui en plus ont un fonctionnement peu coûteux. Aujourd’hui, le ton change et elle souhaite en somme montrer que tant les citoyens que l’Etat se partageront les sacrifices pour les réformes budgétaires à venir.

[3Le PMDB compte actuellement 6 ministres sur 39.

[4Le modèle de développement adopté par les gouvernements pétistes depuis 2002 se base sur le programme de 2002 de Lula selon lequel « le moteur de base du système est l’augmentation de l’emploi et du revenu par tête et, conséquemment, de la masse salariale qui soutiendra ledit marché interne de masse. La croissance soutenue à moyen et long terme viendra grâce aux investissements dans les infrastructures économiques et sociales et dans les secteurs capables de réduire la vulnérabilité extérieure. Tout cela doit se coupler avec des politiques de redistribution des revenus. » En 2010 déjà, Plinio Arruda Sampaio relevait que « C’est un modèle de développement néfaste, qui augmente scandaleusement la concentration de la fortune. L’on voit cela de façon évidente lorsqu’on examine l’évolution de la répartition de la richesse produite (valeur ajoutée) entre salaires et profits, ce qu’on appelle la distribution fonctionnelle de la richesse. Entre 1990 et 2003, le profit a augmenté sa participation à la richesse de 14 points de pourcentage, passant de 38 à 52% dans sa participation au « gâteau national ». Cette richesse a été extraite du travail, dont la participation à la valeur ajoutée nationale est passée de 62 à 48 %. Sous le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso, la part du salaire dans la répartition du revenu national a diminué de 12 points de pourcentage. Ce fut la période de plus forte concentration. Sous le gouvernement de Lula, la répartition de la valeur ajoutée en faveur du profit a continué à augmenter, bien qu’à un rythme moins soutenu. Jusqu’en 2006, approximativement 1% du revenu national fut transféré des salaires des travailleurs vers les profits des capitalistes. » (Voir notre article très complet du 24 octobre 2010 ici.)


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.