Retour sur l’histoire
Si le terme « développement » a été parachuté depuis le Nord, lors du fameux discours du président des États-Unis, Harry Truman, début 1949, il a d’emblée été popularisé et repris au Sud. L’« immense consensus » [1] dont il jouit renvoie en partie à son usage élastique. Ainsi, à l’heure des indépendances et de la décolonisation, le triptyque « modernisation, industrialisation et développement » semblait aller de soi. N’était-il pas la condition et la mesure pour sortir de la dépendance ? Les États du Sud optèrent pour le camp occidental ou communiste, ou pour la troisième voie des non-alignés. Mais tous s’accordaient pour « développer » leurs pays. Le désaccord ne portait donc pas sur le développement lui-même, mais plutôt sur les moyens de celui-ci, la gestion et la redistribution de ses effets.
Dès les années 1980, en fonction des limites – voire de l’échec – de décennies de développement, le concept est mis en question à partir de positions antagonistes : le néolibéralisme, d’une part, les mouvements sociaux, de l’autre. En effet, si certains pays du Sud ont « progressé », la tendance est loin d’être homogène. Le continent africain, en général, et les PMA (pays les moins avancés), en particulier, conjuguent « retards » et indicateurs négatifs [2]. Au milieu des années 1980, un tiers de la population d’Amérique latine vit dans la pauvreté et la moitié de la population africaine vit en situation de pauvreté absolue [3] .
Le néolibéralisme s’impose et s’étend au Sud par le biais des « Programmes d’ajustement structurel » (PAS). Suite à l’explosion de la dette, de nombreux pays sont obligés de se tourner vers le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, qui émettent des prêts ayant le même type de conditionnalités : faciliter les investissements étrangers, libéraliser l’économie, privatiser les services, etc. Il s’agit d’assurer la plus grande marge de manœuvre au marché, censé, en retour, garantir la croissance et le développement (le plus souvent confondus). Dans la logique néolibérale, le développement n’est plus une politique ou une stratégie – de toute façon inefficace ou contre-productive puisqu’elle entrave la liberté du marché –, ni un objectif lié à des conditions de vie et à des droits, mais bien le fruit du déploiement du marché (devenu l’objectif à atteindre) [4] .
La prise de conscience écologique, liée aux catastrophes environnementales qui s’accumulent alors [5] , ainsi que les luttes sociales interrogent, de façon plus ou moins centrale et importante, les contours et le noyau du développement. Mais pas assez encore pour que s’affirme une remise en cause radicale du concept. Celui-ci est néanmoins corrigé : on parle désormais de développement « humain » ou « durable », et, en 1990, est lancé l’Indicateur de développement humain (IDH) [6] . Aussi fragile et borné que soit le questionnement, il porte un double effet corrosif, appelé à s’approfondir avec le temps : le développement ne se réduit pas à l’économie, et il n’est pas neutre au niveau des rapports sociaux de genre, de classe et de « race », ainsi que dans son lien avec la nature.
Après la décennie des années 1980, « perdue pour le développement », le concept a de nouveau été contesté à partir de positions antagonistes sur le champ politique : en terme de « bonne gouvernance », d’un côté, de « mal-développement » et de « décroissance » [7] , de l’autre. Trente ans plus tard, les 8 Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD), ont fait place aux 17 nouveaux objectifs de développement durable [8] . Est-ce à dire que le développement, dorénavant durable, a recouvré toute sa légitimité et ne pose plus problème ?
Coup de projecteur latino-américain
Depuis le début de ce millénaire, l’Amérique latine est le lieu d’une réinvention de la manière de penser le développement. Le « tournant à gauche » marqué par l’arrivée de Chavez au pouvoir au Venezuela en 1998, suivi par le Brésil, l’Équateur, la Bolivie, etc. ont catalysé cette effervescence intellectuelle. Pour ces courants critiques, la question semble désormais se résumer au choix entre un développement alternatif ou une alternative au développement.
En simplifiant, on peut dire que les premiers se caractérisent par la volonté de mettre en œuvre un néo-développement désoccidentalisé et dégagé de sa logique économiste réductrice, alors que les seconds, porteurs de concepts-horizons comme le Buen Vivír et les Droits de la nature, défendent une transition post-développement [9] . Il est significatif que ce dernier courant soit d’abord porté par ceux-là même – paysans, indigènes et femmes – qui, selon la théorie classique, sont censés être les plus « sous-développés ».
Mais la difficulté d’un positionnement net sur la question du développement tient en partie à son caractère fourre-tout : il recouvre à peu près tout (de la construction de routes à celles de centres de santé) et n’importe quoi (comme les hôtels de luxe et l’usine d’assemblage de textile à Caracol, en Haïti, après le séisme de 2010). Mais cela provient aussi de son élasticité, de sa fonction d’écran ou de brouillage – des choix (eux-mêmes politiques) opérés et des rapports de force – et de son usage contradictoire (voire de son instrumentation). Fabrique à faire du consensus, il sert aussi de levier de pression, d’accélération et de légitimation.
Ainsi, même des pays comme l’Équateur et la Bolivie, qui ont mis en avant – et inscrits dans leurs Constitutions – des alternatives centrées sur le Buen Vivir et les Droits de la nature, mettent en œuvre une stratégie extractiviste [10] . Leurs discours et prétentions sont, dans les faits, contredits par leurs pratiques (particulièrement en termes de souveraineté alimentaire). Ces régimes néo-développementalistes reprennent dès lors à leur compte les traditionnels indicateurs macro-économiques (croissance, stabilité, etc.).
À cette contradiction, s’ajoute une instrumentalisation permanente. Le 1er décembre 2007, le président équatorien, Rafaël Correa, affirmait : « toute personne qui s’oppose au développement du pays est un terroriste ». Au-delà de l’emphase et de l’anecdote, ce qui ressort est la requalification du concept en termes d’objectif stratégique national, devant primer toute autre considération. L’effet est double : le développement sert de levier de légitimation de choix politiques, et disqualifie par-là même toute contestation, en tant qu’antinationale et anti-progressiste.
Enfin, si réducteur et partiel que soit la notion du développement mis en œuvre, elle n’en constitue pas moins – potentiellement en tous cas – une critique du néolibéralisme. Elle permet, en effet, de réaffirmer la souveraineté nationale contre la dépendance néocoloniale, et le rôle de l’État (entre autres dans la mise en place de services sociaux de base) contre la « gouvernance » managériale – qui dépossède les citoyens de leurs savoirs et expertises au profit d’experts et consultants internationaux – et les logiques du marché. D’où un usage stratégique de cette notion, et la crainte que sa remise en question ne se traduise, à plus ou moins court terme, par un retour en force des politiques néolibérales.
Alternatif ou alternative ?
Pour trancher entre développement alternatif ou alternative au développement, il convient d’abord de poser correctement la question. Et, pour ce faire, d’interroger prioritairement un double rapport : avec les acteurs sociaux et l’État, d’un côté, avec la nature et le marché, de l’autre.
Si le néo-développementalisme préserve un espace central à l’État, c’est en faussant la réalité de celui-ci. Non seulement, il tend à mythifier le rôle positif de la « bourgeoisie nationale » – censée coaguler un consensus au niveau de la société –, mais il occulte également la cristallisation des rapports de force entre classes sociales antagonistes que représente l’État. De plus, il passe sous silence le caractère autoritaire du développement, s’imposant « depuis le haut » : l’État-nation (voire, plus « haut » encore ; depuis les bailleurs internationaux). Enfin, il dissocie l’État du marché, comme si le premier flottait, intact, en lévitation, au-dessus de ce dernier, alors même qu’au sein de la mondialisation néolibérale, la souveraineté étatique tend à être reconfigurée en continuation du marché par d’autres moyens [11].
Le concept de développement tend par ailleurs à maintenir dans l’ombre ses rapports à la nature et au marché. Ne participe-t-il pas – aussi durable qu’il se veuille – d’une logique marchande pour laquelle la nature est un objet extérieur, une ressource, bref, un capital, dissocié de la culture et de la vie en société ? Ne porte-t-il pas, en conséquence, la même dynamique de destruction et de dépossession [12] ? Quant au marché, quelle est sa place ? Moteur du développement pour les plus libéraux, organisant la confusion entre les deux comme dans les APE (Accords de partenariat économique) promus par l’Union européenne ; hors champ pour les partisans d’un développement durable.
Se positionner face au développement suppose donc d’expliciter les liens, les collisions ou collusions de celui-ci par rapport au marché et à la nature. De même, il convient de mettre en évidence son degré de perméabilité, de fonctionnalité ou de résistance par rapport à l’accumulation marchande. Enfin et surtout, il faut l’interroger en fonction et à partir des acteurs sociaux ; acteurs sociaux qu’il ne s’agit pas de « développer », mais d’écouter, d’appuyer et de renforcer.