• Contact
  • Connexion

Bangladesh : réalité et ressorts de la crise alimentaire

Au-delà des destructions de récoltes causées par les inondations et le cyclone Sidr, la crise alimentaire qui sévit au Bangladesh depuis début 2007 est exacerbée par les dysfonctionnements de circuits de distribution dominés par les intermédiaires et les spéculateurs de tous poils. Seule une reprise en main du secteur par l’Etat permettra de maîtriser les prix et de garantir l’approvisionnement des plus pauvres.

D’après le PAM (le Programme alimentaire mondial), le Bangladesh reste un pays déficitaire sur le plan alimentaire, qui importe 2 millions de tonnes de céréales en moyenne chaque année. Quelque 63 millions de Bangladeshis, c’est-à-dire environ la moitié de la population, vivent en dessous du seuil de pauvreté et consacrent 70% de leur budget aux dépenses alimentaires. Parmi ces derniers, 28 millions, c’est-à-dire 20% de la population totale, sont dans une situation de pauvreté extrême. Ils ne possèdent rien, consomment à peine 1800 calories par jour (alors que l’apport quotidien minimal est de 2100 calories) et souffrent de malnutrition chronique. Ces franges les plus pauvres de la population sont bien entendu les plus exposées aux catastrophes naturelles qui frappent régulièrement le Bangladesh

Cette situation de malnutrition est paradoxale, car le pays produit chaque année une quantité de céréales vivrières proche des quelque 25 millions de tonnes nécessaires à l’alimentation de ses 150 millions d’habitants. Le pays devrait donc logiquement être à l’abri des crises [1]. Et de fait, excepté en 1974, il n’a pas connu de catastrophe alimentaire majeure. Qui plus est, les récoltes de riz, de pommes de terre, de maïs et de blé ont été satisfaisantes ces dernières années.

Déterminants d’une crise hors norme

Pourtant, entre le début de l’année 2007 et la mi-2008, les prix alimentaires ont connu leur augmentation la plus spectaculaire depuis 1974. Bien sûr, l’instabilité des prix alimentaires n’est pas une nouveauté au Bangladesh, mais la crise actuelle dépasse les limites du financièrement tolérable pour l’ensemble de la population, exceptée la frange la plus aisée. Elle résulte du jeu de plusieurs facteurs, certains internationaux et d’autres davantage propres aux spécificités climatiques et sociopolitiques du Bangladesh.

En 2007, le Bangladesh a connu deux inondations et le passage du cyclone Sidr juste avant la période des récoltes. Or les Bangladeshis estiment que les inondations sont bénéfiques lorsqu’elles viennent après les récoltes (elles renouvellent la fertilité des sols, favorisent la pêche, facilitent le transport fluvial, etc.), mais qu’elles sont destructrices si elles surgissent avant. Il y a ensuite la hausse du prix du pétrole, qui s’est répercutée sur le prix du riz national et davantage encore sur le prix du riz importé.

Il y a enfin, et surtout, l’action de grossistes et d’intermédiaires sans scrupules, qui ont délibérément accentué la tendance haussière. Avec la complicité de politiciens et de fonctionnaires locaux véreux, ils ont accumulé d’énormes stocks de graines afin de générer une impression de pénurie qui a semé la panique et gonflé artificiellement les prix des aliments. Les comportements prédateurs de ces négociants sont d’autant plus difficiles à contrôler que les institutions publiques censées superviser le marché sont inefficaces et éclatées.

Réactions de la population et du gouvernement à la crise

Face à la hausse des prix, les secteurs les plus pauvres de la société bangladeshie se sont essentiellement rabattus sur deux stratégies. Dans les villages, les paysans ont augmenté au maximum leur propre production de légumes, pour leur consommation comme pour celle des troupeaux. Ce sont ces légumes, qu’ils ont plantés dans leurs fermes, devant chez eux et le long des routes, qui leur ont permis de survivre à la crise.

La population urbaine pauvre et moins pauvre a quant à elle massivement eu recours aux magasins d’aliments subventionnés mis en place par la Direction de l’alimentation (Food Directorate) et tenu par les paramilitaires (les Bangladesh Rifles). Les files devant ces magasins n’ont cessé de grossir à mesure que la hausse des prix excluait de nouvelles strates de la population (employés de l’administration, instituteurs, ouvriers, vigiles, etc.) des circuits du marché traditionnel.

Inquiet des risques de troubles sociaux, l’Etat bangladeshi s’est vu forcé d’acheter 3,2 millions de tonnes de nourriture sur les marchés national et international, qui ont été vendues à prix réduit dans les magasins gouvernementaux et distribuées dans le cadre de programmes sociaux tels que le « Food for Work », le « Vulnerable Group Feeding » ou le « Gratuitous Relief ».

Sur le front de la production nationale, le gouvernement a pris une série d’initiatives à court et à long terme en vue d’augmenter les récoltes. Des subventions ont été débloquées afin d’aider les 65 millions de paysans à affronter la hausse du prix des intrants (semences, fertilisants, pesticides, etc.) et à perfectionner leurs systèmes d’irrigation. Des efforts spécifiques ont été consentis afin d’assister financièrement les zones les plus touchées par le cyclone Sidr. On a notamment prévu de rééchelonner la dette des personnes touchées et de leur proposer des crédits plus flexibles. Parallèlement, le gouvernement planifie un réaménagement des villes et des villages en vue de permettre un accroissement des surfaces cultivées. Un fonds de 3,5 millions d’euros a également été mis sur pied en vue de dynamiser la recherche sur la productivité des différents facteurs de production.

Fin 2008, ces différentes mesures n’avaient cependant toujours pas permis à l’Etat de reprendre le contrôle du marché. Les causes de cette impuissance des pouvoirs publics sont à chercher dans la négligence dont les circuits de distribution ont été l’objet ces trente dernières années. Malgré son efficacité avérée, l’ancien système de rationnement a dû être démantelé pour mettre le pays en conformité avec les critères du libre marché. Le célèbre économiste Mohammad Yunus, fondateur de la Grameen Bank, a d’ailleurs joué un rôle non négligeable dans ce processus de dérégulation.

Seule la réintroduction d’un système de rationnement pourrait venir à bout des comportements spéculatifs et redonner à l’Etat un véritable contrôle sur les prix. Un tel système pourrait être orienté vers la satisfaction des populations les plus vulnérables, aisément identifiables, car les données les concernant ne manquent pas. Les bénéficiaires potentiels seraient les personnes en situation d’extrême pauvreté, les personnes âgées, les veuves démunies, les femmes abandonnées, les paysans sans terre, les chômeurs, les ouvriers de l’industrie et les petits employés des entreprises privées et publiques. Reconnaissons cependant que s’il venait à être adopté par les autorités, ce que beaucoup de gens appellent de leurs voeux, la viabilité de ce dispositif dépendrait avant tout du degré de transparence des mécanismes de sélection des bénéficiaires.


Notes

[1Sa production est passée de 10 millions de tonnes pour une population de 75 millions de personnes au lendemain de son indépendance en 1971, à 30 millions de tonnes pour 150 millions d’habitants en 2008. En d’autres termes, la production a triplé alors que la population n’a fait « que » doubler sur cette période.

Etat des résistances dans le Sud - 2009. Face à la crise alimentaire

Cet article a été publié dans notre publication trimestrielle Alternatives Sud

Voir