Depuis le 20 avril est menée une campagne de boycott visant principalement trois produits : les pompes à essences « Afriquia » , la « Centrale laitière » et une marque de bouteille d’eau « Sidi ali ». Commencée sur les réseaux sociaux, elle est en train de devenir un mouvement social à part entière causant le tournis au sein des défenseurs de l’ordre établi et…. certains milieux de la gauche. Pourtant son écho, ne doit rien au hasard.
Rien ne vient par hasard
Ces dernières années ont montré la centralité de la question sociale dans la dynamique des mobilisations. La question des conditions sociales d’existence est un terrain concret d’antagonisme avec l’ordre des puissants. Le prix des denrées alimentaires de base, le coût de la vie, fonctionnent comme un baromètre de la répartition inégalitaire des richesses. Bien avant la campagne actuelle, les mobilisations sur ce terrain ont existé : des coordinations contre la vie chère ou la marchandisation des services publics, au terrain plus spécifique, des facturations d’eau et d’électricité, avec parfois, des formes partielles de désobéissance civile.
Ce processus s’est combiné avec la conscience grandissante que les institutions, les élus, les gouvernants, ne sont que des exécutifs aux mains des prédateurs. La perception que les partis, même indépendants, la société civile institutionnalisée ou sans base sociale réelle, les syndicats discrédités, ne sont en mesure de traduire les aspirations populaires, et mobiliser, sur ce qui est « commun » : la dégradation des conditions de vie pour une grande majorité, est étendue.
Les registres d’actions traditionnels : rassemblement, sit-in, manifestations portés par les réseaux militants, grèves isolés ou/et passives, journée d’action syndicales symboliques et étalés dans le temps, doléances, pétitions et dialogue avec les autorités, participation électorale ou non etc…n’ont jamais réussi à stopper la remise en cause des faibles acquis. Et même, lorsque les mobilisations font preuve de créativité et de détermination, comme dans le RIF ou Jerada, elles n’ont pas réussi à briser leur isolement, ni le coût exorbitant de la répression : des centaines d’arrestations et de condamnations.
La perception des rapports de force implique d’innover dans les expressions concrètes des résistances, à la fois pour rendre plus difficile la construction d’un récit officiel légitimant la répression et sa mise en œuvre, et pour coaguler le mécontentement populaire à l’échelle du pays.
Ce sont ces marqueurs de la conjoncture qu’il faut avoir en tête. Comment dans ce contexte, rendre compte de la pertinence ou non de la campagne du boycott ?
La panique discrète des prédateurs et officines politiques
Les réactions officielles sont significatives. Ils sont incapables de justifier les tarifs pratiqués. Leur discours sur la traîtrise est significatif. « Traitre » fonctionne comme un motif de criminalisation des résistances sociales. Mais aussi au sens de « corps étranger » qui menace la légitimité d’un fonctionnement établi : celui de considérer la nation, comme quelque chose qui relève du contrôle et de la propriété des dominants. La nation n’est pas le peuple, mais le droit privé d’une minorité, consacré par le pouvoir étatique, d’exploiter les populations, en pillant impunément ses richesses, ses ressources, territoires et forces de travail. Le nationalisme des prédateurs considère le pays comme une machine à faire du cash et un droit naturel de s’engraisser sans limites, sur notre dos. Et nous serions « étourdis » pour ne pas comprendre que c’est ainsi que les choses fonctionnent. Ce qui serait normal est que les prédateurs contrôlent les partis, le gouvernement, les medias, la société civile, les syndicats, mais aussi ce que nous produisons, consommons, les tarifs et le niveau des miettes qu’ils nous accordent pour survivre.
Leur mépris est révélateur d’une vraie inquiétude : lorsque les mobilisations ciblent des prédateurs et des rentiers en touchant leur possibilité de réaliser leurs profits, lorsque ils sont désignés et nommés, lorsque les liens consanguins entre affaire et politique sont exposés, lorsque est mis en rapport la richesse accumulée et la pauvreté, c’est , au-delà , des produits et entreprises visées, une fenêtre qui s’ouvre sur la réalité d’un fonctionnement socio-économique plus global.
Autre motif d’inquiétude : cette campagne, au moins pour le moment, désarçonne les stratégies sécuritaires : qui réprimer ? Au nom de quel motif et arsenal juridique ? Peut-on obliger à acheter les produits boycottés ? Et sanctionner et contrôler ceux qui ne le font pas ? où déployer les forces de police ?. Cette inquiétude est d’autant plus pressante qu’une nouvelle phase d’augmentation des prix est annoncée, en particulier des bouteilles de gaz. Le faire, c’est prendre le risque d’une confrontation plus ample. Ne pas le faire, c’est reconnaitre implicitement l’impact de ce boycott. Le « mutisme » officiel ne fera pas disparaitre le problème.
Ils se rendent compte que rien ne vient arrêter la maturation politique collective d’une nouvelle génération issue des couches populaires. L’esprit du M20F n’a pas été écrasé. Et cette nouvelle génération agit par elle-même. Il n’y a aucune médiation qui vient l’encadrer. Elle peut mobiliser autrement, et bien au-delà, des sphères d’influence classique. Alors qu’ils pensaient avoir maitrisé la scène sociale, utiliser le Rif et Jerada, comme une leçon destinée à ceux et celles qui se soulèvent pour la justice sociale, la liberté et la dignité, voilà que la contestation prend d’autres formes. Et rejaillit sur d’autres terrains. Les antagonismes sociaux ne connaissent pas de répit. La capacité du système à imposer la paix sociale au profit des puissants, tourne à vide. C’est le signe que nous sommes, bien et bel rentrés, dans un nouveau cycle marqué par un changement du climat social et politique, même si nous sommes encore seulement au début de ce processus.
L’effet collatéral de cette campagne est l’approfondissement de la crise politique. Il apparait au grand jour que ce gouvernement est incapable de faire quoi que ce soit, ni même de proposer des mesures symboliques. Il est paralysé et sans réponse par rapport aux revendications d’une baisse des prix. La stratégie d’une réorganisation gouvernementale autour du RNI en vue des prochaines échéances électorales est également un échec. Hier, le M20F a fait capoter le PAM comme levier institutionnel de la façade démocratique, la campagne actuelle est en train de faire de même pour le RNI . La « carte politique » du pouvoir est un amas de médiations sans aucune légitimité. La crise de la façade démocratique dans ces conditions va s’approfondir ainsi que le fossé entre le pays réel et le pays légal. La combinaison de la crise sociale et politique pose et posera avec plus d’acuité la nécessité d’un changement global au sein même des secteurs populaires.
La gauche indécise et étourdie ?
Bien qu’une partie significative des militant-es soutiennent et s’investissent dans la défense du Boycott, nombre de réticences et défiances se sont exprimées. A ce jour, il n’y a pas eu de prise de position claire et affirmée de soutien au boycott. Les appels du 1er mai n’évoquent même pas ou à peine la question, comme si celle ne concernait pas les travailleurs. Cette question divise. Les arguments avancés sont multiples :
Certains affirment que tout cela n’est qu’un jeu politicien visant à instrumentaliser le peuple pour des intérêts qui ne sont pas les siens. C’est ne pas voir que la campagne a pris un contenu autonome qui dépasse ses initiateurs. Mais admettons cet argument. N’est-il pas juste d’exploiter les contradictions internes du bloc dominant et des forces périphériques ou centrales qui le soutiennent ? L’histoire regorge d’exemples où les conflits internes qui agitent le sommet, le pouvoir et ses médiations, suscitent des « brèches », où s’engouffrent les aspirations de « ceux d’en bas ». Ceux qui avancent cet argument pensent que nous avons la mémoire courte et que nous sommes étourdis. Que le peuple est un mouton que l’on peut diriger à sa guise. Personne n’est dupe sur les politiques menées par le précédent gouvernement, où le RNI avec Benkirane, ont accéléré la libéralisation des prix et pas seulement des hydrocarbures et la destruction de la caisse de compensation.
Certains affirment justement pourquoi ce choix ? Pourquoi d’autres entreprises sont ignorées ? Certes, d’autres auraient pu être la cible. Mais ce choix est aussi significatif : une entreprise appartenant à la présidente de la CGEM, une autre, à un milliardaire parachuté dans la sphère politique et dont la prospérité tient à ses accointances de longue durée avec le palais, une autre liée à une multinationale (et dont une partie des actionnaires appartient toujours à l’ancienne SNI). Entreprises dont les profits, liés en partie à une situation de monopole, sont soutenus par l’ensemble du système de copinage propre au pouvoir central. Les grands prédateurs sont liés entre eux. Ils s’appuient sur les mêmes mécanismes assurant leur impunité et leurs privilèges de fait. [1] C’est leur maison commune qui se dévoile. Il est d’ailleurs révélateur que les autres grandes entreprises font profil bas, attendant que l’orage passe, car elles savent qu’elles peuvent être pour les mêmes raisons, les cibles de demain.
D’autres estiment que le boycott, par son caractère partiel et sélectif, ne peut réellement peser. Qu’il faudrait un boycott global et total. Certes, mais nous ne pouvons pas faire l’impasse des rapports de forces et de ce qui peut, dans une situation donnée, faire levier à une mobilisation de l’opinion publique. On ne choisit pas le point de départ d’une mobilisation, mais si elle s’enracine, d’autres exigences s’exprimeront. Une victoire de ce boycott « partiel et sélectif » donnerait confiance dans les capacités de réaction collective. Est-ce que l’on ne soutiendrait pas une grève partielle, sur des revendications spécifiques, parce qu’elle ne se pose pas la question d’une grève générale ?
Le boycott ne serait pas vraiment populaire. Les couches les plus pauvres ne consomment pas les produis boycottés. Pourtant, tout le monde comprend que la hausse des prix ne concerne pas que ces produits et que derrière, se pose la question plus large de la répartition des richesses et de la satisfaction des besoins sociaux. Le sens politique de cette campagne concerne l’ensemble des classes populaires. D’autre part, on sait bien que ce n’est pas nécessairement les couches les plus écrasées socialement et matériellement qui sont, dès le début, en premier ligne des combats sociaux. Sinon avec ce genre d’arguments on aurait dû également boycotter le M20F qui n’a pas su mobiliser les pauvres parmi les pauvres. Ou ne pas se mobiliser contre la privatisation de l’enseignement public, car il n’accueille pas de fait, une partie significative des couches populaires.
Le boycott serait inefficace, car il ne touche pas l’espace de l’exploitation : le lieu de travail. Il n’a pas la fonction d’un blocage économique réel contrairement à une grève étendue, massive et reconductible. Elle met en avant des individus et leur libre arbitre, sans contribuer à souder une conscience collective fondée sur une pratique de lutte commune. Autrement dit, cette forme de mobilisation est secondaire ou inefficace, si elle ne se conjugue pas au blocage de la production. Le patronat, peut y compris faire un chantage à l’emploi, menacer ou effectuer des licenciements, divisant ainsi les boycotteurs des salariés, qui vivent directement indirectement de ce type de production. C’est, à notre avis, oublier que le profit réel ne se réalise que lorsque le circuit d’accumulation du capital est achevé. L’acte de vente est ce qui permet de réaliser les profits issus de la production. D’autre part, le blocage économique peut prendre des formes multiples : celle de la grève lorsqu’elle est prolongée, massive et en voie de généralisation, celle du blocage des circuits de distribution et des moyens de transports des marchandises, celle de la grève ou du boycott des consommateurs. Loin de les opposer, ces formes qui interviennent à différents niveau du processus d’accumulation du capital, sont toutes essentielles et ne peuvent être hiérarchisées d’une manière abstraite. A plus forte raison, si la perspective d’une grève générale (dans les entreprises) apparait peu probable, sauf si l’on veut se contenter d’en rappeler la nécessité, sans avoir les moyens de la mettre en œuvre. Par ailleurs, c’est sous-estimer la signification sociale et politique du boycott. Il s’agit d’une forme de désobéissance civile qui peut mobiliser ceux et celles qui ne peuvent faire grève : la majorité des couches populaires.
Certains affirment que le vrai boycott est celui du pouvoir, ses institutions et non pas de telle ou telle entreprise ou produit. Bien sûr, le pouvoir politique est non seulement le garant, mais aussi le principal bénéficiaire de la prédation organisée. L’état est imbriqué dans la reproduction d’un régime d’accumulation fondé sur le néolibéralisme sauvage, la rapine et la dépossession. Mais pour cette raison même, le boycott a une dimension politique. Il ne s’agit pas seulement d’une lutte de « consommateurs » pour leur panier de vivre, mais d’une lutte qui touche précisément le rapport de l’état à la société à travers la question des conditions de vie quotidienne. Et cet élément est-il important et décisif pour la maturation d’une conscience démocratique radicale ou un frein ?
D’autres se contentent de critiquer le mélange incestueux des affaires et de la politique, comme si il s’agissait d’une simple anomalie. Ils appellent à une réactivation du conseil de concurrence, comme si le problème se situait dans l’absence d’une « bonne gouvernance » comme ils disent. Leur critique de l’économie de rente se situe à l’intérieur des schémas libéraux. Ils quémandent une place dans le partage du butin. Faites vos affaires mais ne soyez pas gourmands. Et ils sèment l’illusion qu’une concurrence libre et non faussée, non seulement peut exister, mais résoudre le problème des prix !. L’enjeu est ailleurs : dans le droit du peuple à décider de ses propres conditions d’existence sur la base d’une satisfaction des besoins sociaux et démocratiques à tous les niveaux.
Au-delà du Boycott
Le boycott participe à la construction d’une culture politique alternative fondée sur le rejet conscient des pratiques sociales et économiques qui nous imposent d’être soumis au despotisme politique et économique. Ils nous veulent citoyens sans droits, travailleurs résignés aux dictats du patronat, consommateurs sans alternatives. Et ce qui compte, à travers la campagne de boycott actuel, c’est autant son sens immédiat, le refus de cautionner la normalité de la prédation et des surprofits, l’impunité des affameurs. L’apprentissage de la désobéissance civile est un pas qualitatif de la conscience collective et des formes de luttes qui, demain, peuvent investir d’autres terrains. Cela ne signifie pas fermer les yeux sur les limites existantes ou les problèmes qui restent en suspens. Mais nous devons le faire dans le cadre d’un soutien et d’une participation au mouvement actuel.
Nous savons que la campagne, même si elle est couronnée de succès, ne brisera pas la ronde infernale de la libéralisation des prix, de la privatisation et ne modifiera pas radicalement les conditions de vie. Même si les entreprises concernées décident de baisser leur prix (et quel serait le prix acceptable ?), ce serait une concession conjoncturelle. Il est nécessaire d’élaborer et d’avancer d’autres revendications qui permettent de lier cette bataille à des exigences plus générales. Ce qui est posé est une bataille publique pour une autre répartition des richesses, se déclinant dans des revendications concrètes : la gratuité des services publics, l’augmentation des salaires et des pensions de retraites et leur indexation sur les hausses des prix, la baisse radicale ou annulation de la TVA pour tous les produits de première nécessité, l’arrêt des coupes budgétaires des dépenses sociales et leur revalorisation. Egalement, l’arrêt des subventions et aides publiques aux entreprises prédatrices, la mise en place d’un service public de l’énergie et de l’eau, l’encadrement des loyers et des transports, le soutien aux coopératives agricoles et laitières qui s’affranchissent des grandes entreprises et maitrisent leur propre distribution. Une bataille pour l’ensemble des droits sociaux et le refus que les biens communs comme l’eau soit régies par la logique du profit. Est-il normal que dans certaines régions, on subit la soif ou que les sources d’eau soient privatisées, pour que certains se constituent une rente au détriment d’un besoin élémentaire de la vie ?.
Il s’agit de donner un contenu concret à la notion de justice sociale en l’articulant avec l’exigence d’une politique qui mette fin à l’austérité et la prédation. Du point de vue de la gauche réelle, l’enjeu n’est pas seulement le soutien mais la défense d’une cohérence politique alternative. Mettre en avant un programme d’urgences sociales qui permette de répondre aux attaques sur tous les terrains, définir des objectifs de lutte et revendications qui remettent en cause la logique globale de la prédation capitaliste. Programme qui répond aux besoins immédiats et tracent les contours d’un projet social fondé sur la solidarité, la satisfaction des besoins, la généralisation des droits, l’éradication de la pauvreté et des injustices, tel est l’enjeu. Non pas en se plaçant au-dessus des mobilisations, ni en donneurs de leçons, mais en participant à la construction concrète des résistances et de leur unification.
La campagne des réseaux sociaux a des effets qui sont loin d’être virtuels, mais on ne pourra faire l’impasse de la construction de mobilisations sociales et de campagnes politiques concrètes visant à amplifier la campagne actuelle et favoriser la coordination des différentes résistances, pour faire bloc ensemble. Cela, aucune campagne sur les réseaux sociaux ne peut le faire. Nous subissons tous et toutes et sur tous les terrains, les effets des politiques prédatrices et antipopulaires. Cette campagne doit être un point d’appui pour dire « ça suffit » et le dire « tous ensemble ». La gauche de lutte, si elle veut être utile, devrait s’unir et prendre toutes les initiatives qui élargissent le combat concret pour la justice sociale sur le terrain des mobilisations. Nous avons besoin de construire un rapport de force global, une désobéissance civile généralisée. Contre la répression et la misère, le despotisme et la prédation.