• Contact
  • Connexion

Au Sud, la « néo-révolution verte » à l’ombre de l’agrobusiness

Le Centre tricontinental (Cetri), basé en Belgique, sort une livraison de la revue « Alternatives Sud », consacrée aux nouveaux territoires de l’agrobusiness. Interview de Laurent Delcourt, sociologue et historien, coordinateur de l’ouvrage

Dans les années 1960-1970, plusieurs pays du Sud – en Asie et en Amérique latine essentiellement – ont connu une première « révolution verte ». Caractérisée par une forte hausse des rendements agricoles, elle reposait sur l’irrigation, l’usage massif de produits phytosanitaires et une sélection de semences améliorées, hybrides. Quelles sont les spécificités du nouveau modèle agricole que vous analysez ?

Laurent Delcourt : Le modèle de révolution verte qu’on promeut aujourd’hui pour l’Afrique n’est pas très différent. Comme sa première mouture, il mise avant tout sur l’usage des nouvelles technologies (semences améliorées, engrais de synthèse, irrigation, etc.) en vue de « moderniser » et, partant, relancer la production – jugée largement déficitaire – des agricultures africaines.

Mais derrière les ambitions affichées de cette nouvelle révolution verte – à savoir le renforcement de la sécurité alimentaire – se cache en réalité une stratégie visant à convertir les agricultures africaines aux canons productivistes du marché, et à favoriser la pénétration des grandes firmes de l’agrobusiness sur le continent.

Après la crise alimentaire de 2007-2008, qui a été marquée par l’éclatement d’émeutes de la faim dans une quarantaine de pays, un vent de panique s’est emparé des institutions internationales. Agitant le spectre d’une pénurie alimentaire à venir, ces dernières ont alors multiplié les appels à refinancer et à redynamiser l’agriculture des pays pauvres. A la recherche de nouveaux débouchés et opportunités de profits, les géants de l’agrobusiness ont largement répondu à l’appel. Ils ont vu là une occasion unique pour prendre pied sur le continent en promouvant leurs « solutions » à la crise alimentaire.

La plupart des gouvernements africains ont été séduits par les promesses techno-productivistes des grandes firmes, si bien que ces dernières participent désormais à l’élaboration des stratégies nationales de développement agricole. Partout, le modèle proposé est celui d’une agriculture chimisée, industrialisée et standardisée visant la production d’un petit nombre de produits alimentaires valorisables sur le marché international.

Qu’un tel modèle puisse renforcer la sécurité alimentaire et améliorer la situation du paysan africain, comme le prétendent ses défenseurs, il est permis d’en douter. D’abord parce que là où elle a été mise en œuvre dans les années 1960-1970, la première révolution verte a favorisé l’accaparement et la concentration de terres au profit des acteurs dominants du secteur, déstructuré les communautés paysannes, alimenté l’exode rural, appauvri les producteurs les moins compétitifs, fait voler en éclat des agroécosystèmes à forte résilience et provoqué des dégâts écologiques irréparables.

Ensuite, parce qu’en encourageant la culture d’un petit nombre de productions valorisables sur le marché international, ce modèle fait la part belle aux monocultures d’exportation aux dépens des productions et des besoins alimentaires locaux. En parce qu’en soumettant les paysans africains aux impératifs de rentabilités à court terme des entreprises de l’agrobusiness (fournisseuse d’intrants) et en renforçant leur dépendance vis-à-vis du marché international, il risque d’accentuer leur vulnérabilité.

En fait, ce modèle est un modèle taillé sur mesure par et pour les géants de l’agrobusiness, lesquels continuent à poursuivre leur irrésistible expansion comme le montre l’extension du complexe du soja en Amérique latine, dominé aujourd’hui par une poignée de transnationales (Bunge, Cargill, Maggi, ADM et Louis Dreyfus Company). Désormais, le thème de la lutte contre la faim leur sert de paravent pour coloniser de nouveaux territoires.

Répondre à une demande internationale sans cesse croissante, améliorer leur taux de profit, accaparer de nouvelles terres, baisser leur coût de production, tels sont en réalité leurs objectifs… Rappelons d’ailleurs ici qu’elles sont les principales architectes de la libéralisation des échanges. Une libéralisation qui a appauvri très largement les petits producteurs et aggraver l’insécurité alimentaire de nombreux pays du Sud…

Dans votre article d’Alternatives Sud, vous faites une analyse des nouveaux « couloirs de croissance agricoles en Afrique, soutenus par la Banque mondiale. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Ce nouveau modèle de développement agro-alimentaire prétend relancer la production agricole en Afrique, en arguant que la pénurie est liée au déficit de productivité, ce qui est faux.

Piliers des programmes de développement agricole de nombreux États africains, ces couloirs ou pôles de croissance sont localisés dans des zones présentant un important potentiel (possibilités d’irrigation, conditions écologiques favorables à la production, proximité des routes commerciales, etc.) et vers lesquelles les pouvoirs publics entendent canaliser investissements publics et privés. Afin d’accroître leur attractivité économique, des infrastructures de soutien à la production et à la commercialisation y sont développées et d’importantes facilités réglementaires, douanières et fiscales y sont accordées aux candidats investisseurs.

Près de trente-six pôles de croissance agricole et neuf couloirs de croissance ont vu le jour en Afrique, couvrant une superficie d’environ 3,5 millions d’hectares dans vingt-trois pays. Les investisseurs font miroiter les promesses d’une relance de la croissance, de création d’emplois, mais, dans les faits, on assiste à un accaparement des terres avec des expulsions des paysans de leurs terres.

En ce qui concerne la sécurité alimentaire, on constate que ces programmes visent à renforcer la production de denrées- des commodities- pour l’exportation au détriment de la production locale.

Les multinationales peuvent compter sur l’appui des États occidentaux. Quelle est la relation entre ces deux pôles ?

Bien entendu, les grandes entreprises du secteur que tout le monde connaît comme Syngenta ou Monsanto-Bayer sont soutenues par leurs Etats. Elles orientent, par la même occasion, les politiques étatiques commerciales et de définitions des normes et des réglementations.

Largement promue par l’Union européenne et les Etats-Unis depuis la fin des années 1989, la libéralisation a ainsi joué un rôle essentiel dans le renforcement de ces entreprises, favorisant leur expansion et leur concentration. Quatre entreprises contrôlent 85% du marché des pesticides et 75% du commerce international des céréales et de production de semences. Du fait de leur position structurelle dominante, elles sont actuellement capables d’imposer leurs priorités dans les agendas publics de la plupart des pays.

Pourrait-on parler de néocolonialisme, où les multinationales remplaceraient les puissances coloniales ?

L’agrobusiness est l’expression néolibérale du vieux capitalisme agraire colonial, qui reposait sur le système des grandes plantations. Soutenues par les Etats et cotées en bourse, les multinationales sont poussées par leurs actionnaires vers des objectifs de rentabilité, au détriment du respect des droits environnementaux et humains. Dans ce jeu, les Etats se montrent hypocrites.

En témoigne le cas brésilien. Alors que les incendies étaient en train de ravager l’Amazonie, stimulés par la politique de Jair Bolosonaro, l’UE et la Suisse signaient un accord de libre-échange avec les pays du Mercosur. Les Européens ont beau expliquer qu’ils veilleront à ce que les importations de soja transgénique, dans le cadre de cet accord, n’encouragent pas la déforestation, on sait qu’il n’en sera rien, la production de soja étant la première cause de ce qu’on appelle la déforestation importée.

En Belgique, par exemple, les importations de soja sont passées de 1,5 million à 2,7 millions en 2017. Et cette hausse s’est traduite sur le terrain par le défrichement d’une surface équivalente à celle du pays. Entre janvier et septembre 2019, une surface correspondant à 1/5 de la superficie de la Suisse a déjà été défrichée.

Face à cette mainmise de l’agrobusiness, quelles sont les mesures que vous préconisez ?

La première chose à faire est de dénoncer les accords de libre-échange ou en tout cas, les soumettre à une obligation climatique, de défense des droits humains et environnementaux ou de droit à la souveraineté alimentaire. Il faut aussi permettre aux économies du Sud de défendre leurs propres agriculteurs par des mesures protectionnistes destinées à leur assurer un revenu stable, élevé et rémunérateur. La concurrence internationale ne profite, dans les faits, qu’aux grands groupes.

En ce qui concerne les éleveurs européens, il faudrait promouvoir des contre-modèles à l’importation de soja pour le bétail ou la volaille, notamment en développant localement des plantations à haute teneur protéinique comme le lupin ou la luzerne.

Pour finir, il conviendrait d’étudier des mesures pour casser les monopoles ou des oligopoles de l’agrobusiness.

Informations complémentaires : Les nouveaux territoires de l’agrobusiness

Publié le 19 octobre 2019 dans la rubrique International

Télécharger Au Sud, la « néo-révolution verte » à l’ombre de l’agrobusiness PDF - 220.8 ko
Voir en ligne https://www.gauchebdo.ch/2019/10/19...

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.