Article de François-Xavier Gomez (Libération), avec une interview de Bernard Duterme (CETRI).
Dans une tribune publiée mercredi par le quotidien espagnol El País, l’écrivain nicaraguayen Sergio Ramírez mettait sur le même plan la situation de violence que vit aujourd’hui son pays sous le régime de Daniel Ortega et celle qu’il a lui-même subie sous la dictature de la dynastie Somoza (1937-1979). Le romancier relate un massacre d’étudiants auquel il avait réchappé en 1959, à 17 ans, l’âge de plusieurs des victimes de la répression actuelle, dont le bilan s’élève, d’après la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), à 264 morts et plus de 2 000 blessés en moins de trois mois.
En mai, Sergio Ramírez expliquait dans une interview à Libération que la « violence criminelle massive » employée contre les opposants parachevait la transformation du régime en dictature. Son avis a d’autant plus de poids qu’il a été l’un des dirigeants du Front sandiniste de libération nationale (FSLN), mouvement de guérilla qui, après une guerre civile, a mis fin en juillet 1979 à la sanglante tyrannie de la famille Somoza. Ramírez a ensuite été vice-président du même Daniel Ortega (1985-1990), avant de prendre ses distances. L’opposition fait, elle, monter la pression sur le Président en organisant jeudi et vendredi une grève générale accompagnée d’une manifestation. La situation risque d’être explosive à Masaya, ville où la contestation est la plus vive. Le pouvoir y a par ailleurs déployé un millier de soldats en prévision, vendredi, d’une parade militaire célébrant le 39e anniversaire de la révolution sandiniste.
Nonce
Le week-end dernier a été particulièrement sanglant, avec des raids des forces de l’ordre dans les villes de Jinotepe et Diriamba qui ont fait au moins quatorze morts - dont deux policiers. Lundi, une centaine de partisans du Président et de paramilitaires ont insulté et malmené l’archevêque de Managua et le nonce apostolique (ambassadeur du pape), qui se rendaient à la basilique de Diriamba, à 45 kilomètres de Managua, pour rencontrer des victimes des violences de dimanche. Le secrétaire général de l’ONU, le Portugais António Guterres, a déploré mercredi les morts et les « attaques contre les médiateurs de l’Eglise ».
L’opposition et les autorités religieuses du Nicaragua appellent le président Ortega, 72 ans, à organiser des élections anticipées en mars 2019 au lieu de 2021, année de fin de son mandat. L’Eglise fait en outre office d’intermédiaire dans le dialogue entre le gouvernement et l’opposition, actuellement au point mort après plusieurs rencontres. Ortega a exclu samedi toute élection anticipée en invoquant le « respect de l’ordre constitutionnel », et qualifié ses opposants de « putschistes » et de « vandales ».
Prix d’ami
Le FSLN s’était attiré les sympathies des gauches du monde entier en renversant Somoza en 1979. Les sandinistes instaurant ensuite un régime socialiste allié de Cuba et de Moscou qui durera jusqu’en 1990. Cette année-là, la présidentielle est remportée par la candidate soutenue par Washington, Violeta Chamorro, qui applique une politique néolibérale. La droite reste aux manettes jusqu’en 2007, puis Ortega revient au pouvoir après s’être allié à l’Eglise et au patronat, deux forces anticommunistes. Il conserve pourtant l’étiquette sandiniste, mais son virage idéologique provoque le départ de figures historiques.
Pour ce nouveau mandat, Ortega bénéficie d’une situation économique très favorable. Les exportations (métaux et bois précieux, sucre, café, viande) sont au plus haut, et l’allié vénézuélien livre du pétrole à prix d’ami. Pour le sociologue belge Bernard Duterme (1), directeur du Centre tricontinental (Cetri) de Louvain-la-Neuve, ce cadeau de Hugo Chávez a représenté pendant près d’une décennie 500 millions de dollars annuels, soit le quart du budget national. L’entrée en vigueur du traité de libre-échange centraméricain entraîne la hausse du commerce avec les États-Unis, et les investisseurs étrangers affluent, attirés par les exemptions fiscales. Mais ce « miracle nicaraguayen », cité en exemple par le Fonds monétaire international n’a qu’un temps. « Les facteurs favorables au gouvernement Ortega se sont retournés les uns après les autres », analyse Bernard Duterme : les cours des matières premières chutent, le marasme dans lequel a plongé le Venezuela met fin aux livraisons de brut, et le climat de confiance avec les États-Unis se dégrade. Au moment de sa réélection très contestée en novembre 2016, « Ortega n’a plus les moyens de garantir la paix sociale », poursuit le sociologue.
Au printemps, une réforme de la Sécurité sociale suscite une flambée de colère. Les manifestations du 18 avril enclenchent un cycle de violence qui agite le pays, bien que la réforme ait été ajournée. Mais c’est tout un système que le mouvement dénonce. Un gouvernement autoritaire où toute séparation des pouvoirs a disparu ; les manipulations de la Constitution pour permettre à Ortega des réélections à vie ; la nomination de sa femme, l’extravagante et détestée Rosario Murillo, comme vice-présidente ; la mainmise des enfants et affidés du couple dans les médias et les entreprises exportatrices. Un pillage des ressources de l’État par un clan qui rappelle fortement l’ère Somoza.
Déforestation
Bernard Duterme pointe une autre raison : la préoccupation devant les atteintes à l’environnement. « Début avril, l’incendie du parc Indio Maiz, la deuxième réserve naturelle du pays, a provoqué des rassemblements d’étudiants, étincelle des manifestations qui ont suivi. » Autre exemple du sociologue : « Pour développer l’élevage de bovins et exporter davantage de viande aux Etats-Unis et au Venezuela, on a déforesté à tout-va. Le Nicaragua a ainsi perdu depuis le début du siècle 40% de son couvert forestier. »
(1) Auteur de Toujours sandiniste, le Nicaragua ? (éd. Cetri, 2017).
François-Xavier Gomez