Depuis la fin de l’année 2005, le contexte politique latino-américain a connu d’importants bouleversements. Les années 2006 et 2007 ont été celles d’un virage prononcé sur le plan des thématiques clés qui concernent l’ensemble de la région. A grands traits, on peut affirmer que, dans les pays les plus importants du continent, on est passé d’une longue période de résistance et de luttes contre le modèle néolibéral à la formation de gouvernements de tendance progressiste ou de gauche. Et même dans les pays où la gauche n’a pas réussi à monter au gouvernement (comme au Pérou, en Colombie et au Mexique), les forces politiques porteuses de changements sont devenues des acteurs de premier ordre.
Nouveaux rapports entre mouvements et gouvernements
Depuis fin 2005, les processus électoraux ont accentué et consolidé ces changements à l’œuvre déjà ces dernières années qui, cumulés, donnent maintenant à la région une toute nouvelle physionomie politique. Sur les onze élections présidentielles qu’a connues la région pendant cette période – jusqu’au milieu de l’année 2007 – six d’entre elles ont vu l’emporter des forces qui se revendiquent progressistes ou de gauche : en Bolivie, au Brésil, au Chili, en Equateur, au Nicaragua et au Venezuela.
Ces changements, redevables en partie à l’intense activisme des mouvements sociaux, ont en revanche fait perdre à ces derniers leur centralité, au point qu’ils cessent d’être l’un des facteurs les plus déterminants dans la définition des agendas nationaux. Aux confrontations entre mouvements et gouvernements conservateurs, qui avaient marqué la décennie antérieure, s’est substitué une polarisation croissante entre nouveaux gouvernements progressistes et forces de droite réfractaires aux changements et alliées à l’administration nord-américaine de Georges Bush.
Ce glissement s’observe en Bolivie, au Venezuela et en Equateur bien entendu ; mais également en Argentine, au Brésil et en Uruguay. Aussi, dans ces derniers pays, les forces de droite ont-elles créé des situations qui obligent désormais les mouvements sociaux à apporter leur soutien à des gouvernements avec lesquels ils ne sont que ponctuellement sur la même longueur d’onde.
A l’aune de ces nouveaux rapports de forces, la question de l’intégration régionale ou plus précisément la question de l’intégration latino-américaine est revenue sur le devant de la scène. Deux projets antinomiques sont en lice sur lesquels les mouvements sociaux peinent à se positionner : le projet de « Communauté sud-américaine des Nations » (CSN) soutenue par le Brésil et l’« Alternative bolivarienne pour les Amériques » (ALBA) promue par le Gouvernement du Venezuela. D’autres initiatives plus audacieuses car d’une portée plus grande encore, tels la « Banque du Sud » et le « gazoduc du Sud », ont également été proposées par le Venezuela, mais rencontrent la résistance du gouvernement brésilien qui tente vaille que vaille de freiner le projet.
Parallèlement, les mouvements sociaux ne parviennent plus à s’accorder sur des thématiques transversales capables de fédérer l’ensemble des luttes locales et régionales, comme ce fut le cas dans les années 1990, quand ils s’opposèrent, dans un même élan, aux processus de privatisation et aux mesures d’ajustement structurel, et plus tard encore, lorsqu’ils firent cause commune contre la Zone de libre-échange des Amériques (ALCA).
Ce que révèlent surtout les événements sociaux les plus marquants des années 2006 et 2007, c’est avant tout une forte fragmentation des champs thématiques, qui couvrent désormais un large éventail de luttes et de revendications, allant de la résistance à la signature des « traités de libre-échange » (TLC) – à l’origine d’importantes mobilisations en Equateur, au Pérou, en Colombie et en Amérique centrale – aux luttes démocratiques et opposées aux autoritarismes, dont les mobilisations contre la fraude électorale au Mexique et le soulèvement de Oaxaca furent les manifestations les plus visibles.
Pour autant, face aux nouveaux défis que pose le processus d’accumulation du capital sur le continent (mines à ciel ouvert, agrobusiness, cellulose…) - défis d’ailleurs souvent générés par des gouvernements qui se disent eux-mêmes progressistes -, la résistance a tendance à gagner du terrain. Pour autant, ces nouveaux conflits illustrent bien les difficultés que rencontrent actuellement des organisations aussi chevronnées que le mouvement des paysans sans terre (MST) du Brésil, et surtout d’autres plus récentes comme l’assemblée environnementale de Gualeguaychu (Argentine), pour se positionner sur une scène politique marquée par la forte légitimité populaire des nouveaux gouvernements.
Dans cette nouvelle conjoncture, on assiste donc tantôt à des mobilisations de soutien ferme apporté aux gouvernements de gauche – tels que celles des mouvements boliviens contre l’oligarchie autonomiste de Santa Cruz – chaque fois qu’ils sont la cible d’élites conservatrices qui résistent à la diminution de leurs privilèges, tantôt – et inversement – à de fortes pressions de ces mêmes mouvements sur leurs gouvernements afin de précipiter la mise en œuvre de demandes reportées.
Fragmentation du champ de la protestation ?
Quelques-uns de ces conflits ou situations singulières méritent d’être évoqués, car ils sont révélateurs de certaines tendances lourdes à l’échelle de la région. La première de ces tendances ou inflexions renvoie aux puissantes mobilisations menées en Bolivie par un large faisceau d’acteurs. Ces mobilisations, à l’évidence, démontrent que dans ce pays le cycle de protestation est loin de se tarir. Les manifestations de rue sont toujours capables de contenir les ambitions de la droite et de l’oligarchie, de déjouer ses tentatives de préserver ses privilèges et d’empêcher toute modification du statu quo.
Ces mobilisations sont en définitive, pour le gouvernement d’Evo Morales, la garantie qu’il peut poursuivre le processus de réforme. Les mouvements populaires apparus au Venezuela lors du coup d’état d’avril 2002 et du lock-out du secteur pétrolier de 2003 peuvent être interprétés de la même manière : il s’agit d’empêcher tout retour en arrière via une mobilisation sociale massive. L’on devrait aussi évoquer les mobilisations au Mexique contre la fraude électorale et le mouvement indigène et démocratique réuni dans l’Assemblée populaire des peuples de Oaxaca (APPO) : tous deux sont symptomatiques d’une crise du système de domination et anticipent un vent de révolte à plus large échelle (Cecena, 2006).
Ces deux exemples montrent en outre que l’axe des luttes au Mexique (et peut-être dans l’ensemble de la région) semble se déplacer du milieu rural vers les centres urbains, ce qui, sous réserve de confirmation, représenterait un changement majeur quant aux caractéristiques de la protestation sociale. Parallèlement, le conflit ouvert entre « l’Autre Campagne » promue par l’Armée zapatiste de libération nationale » (EZLN) d’une côté et le candidat de centre-gauche à la présidence du Mexique, Andrès Manuel Lopez Obrador, de l’autre révèle aussi l’existence de deux projets difficilement conciliables qui risquent à terme de rendre difficile toute convergence. C’est là une réalité dont il faut tenir compte, car elle tend à apparaître avec plus ou moins d’intensité dans tout le continent.
Certains conflits au Sud mettent également en évidence les limites des gouvernements progressistes, tout comme les difficultés qu’éprouvent les mouvements sociaux à se positionner dans cette nouvelle conjoncture politique. Le MST – peut-être le mouvement le mieux implanté dans la région – a réussi le tour de force de combiner et un actif soutien à la candidature de Luiz Inacio Lula da Silva lors du second tour des élections brésiliennes et une position inflexible en faveur de la réforme agraire, en privilégiant toujours l’occupation massive de terres. Le mouvement s’est également montré capable de s’opposer à des projets caractéristiques de la nouvelle phase d’accumulation du capital dans la région - la production de cellulose par exemple -, grâce à des actions comme celle réalisée le 8 mars 2007 par les femmes de Via Campesina contre les installations de Aracruz Celulosa dans le Rio Grande do Sul.
Le mouvement de protestation des étudiants chiliens semble relever du même champ d’analyse. Il s’agit d’une conflictualité politique et sociale nouvelle, bien différente des luttes étudiantes contre la dictature des années 1980, puisque c’est le premier mouvement social d’envergure que connaît la société néolibérale chilienne. Ce mouvement auquel il faudrait ajouter les conflits environnementaux contre la pollution minière et de l’industrie de la cellulose, semblent actuellement être, à l’instar de la lutte contre l’agrobusiness menée par le MST brésilien, la réponse adressée par les forces sociales aux gouvernements qui prônent la « continuité » ou accentuent le modèle néolibéral, un des traits les plus marquants des gouvernements progressistes du Cône Sud.
Les retentissantes et victorieuses mobilisations menées par les mouvements sociaux équatoriens, et tout particulièrement par les mouvements indigènes, contre la signature du traité de libre-échange avec les Etats-Unis, de même que la rupture du contrat entre l’Etat et l’entreprise pétrolière états-unienne OXY, mettent en relief d’autres limites du modèle dominant : celles de la « coopération au développement », comme instrument d’affaiblissement, de division et de cooptation du mouvement indigène. Si de fait la Confédération des nationalités indigènes d’Equateur (CONAIE) a été affaiblie par les programmes d’aide des organismes financiers internationaux, exécutés par les ONG – comme le Prodepine (Programme de développement des populations indigènes et noires d’Equateur) –, la forte participation indigène aux mobilisations menées de mars à mai 2006 n’en démontre pas moins l’échec partiel de ces projets.
Trois scénarios, trois attitudes
En synthèse, trois grands scénarios semblent prévaloir. Scénarios déterminants pour l’attitude adoptée par les mouvements sociaux. Le premier est à l’œuvre là où gouvernent toujours des pouvoirs néolibéraux alignés sur les Etats-Unis ; le deuxième, là où les mouvements sociaux se retrouvent face à des gouvernements progressistes, mais qui fondamentalement s’inscrivent dans la continuité du modèle dominant ; et enfin le troisième correspond aux pays dont les gouvernements tentent la rupture avec ce modèle.
Dans le premier cas de figure, les mouvements sociaux maintiennent une forte présence sur la scène nationale. Dans le deuxième, on assiste à une fragmentation du champ de la protestation – voire même au sein d’un même mouvement –, en raison de positionnements divergents à l’égard des gouvernements. Dans le troisième cas de figure, les mouvements sociaux continuent à peser de manière déterminante, de façon positive ou négative selon les circonstances : tantôt en appui à « leurs » gouvernements, tantôt contre les ennemis du changement.