Les latino-américanistes sont partagés. Prises par le haut, les reconfigurations à l’œuvre en Amérique latine ces deux ou trois dernières décennies poussent à un certain optimisme. Économiquement, la tendance est à la croissance (4,3% de moyenne annuelle entre 2003 et 2013), à la stabilité relative des grands indicateurs, à l’émergence de puissances régionales et à la valorisation des importantes richesses des sols et sous-sols du continent. Politiquement, le souvenir des dictatures et des régimes militaires s’éloigne, l’heure est à la paix et à la « consolidation démocratique ». Les gouvernements progressistes, majoritaires jusqu’il y a peu, ont œuvré au « retour de l’État », à une récupération en souveraineté et à de nouvelles formes d’intégration régionale. Socialement enfin, la période a enregistré une diminution de la pauvreté et une hausse de la mobilité et des classes moyennes.
Prises par le bas, les mêmes reconfigurations désolent. La croissance, boostée par l’explosion chinoise et la hausse de la demande mondiale, est allée de pair avec un accroissement de la dépendance structurelle du continent à la volatilité des prix des matières premières exportées ; l’« extraversion » d’une économie latino-américaine peu diversifiée participant de facto de sa « re-primarisation ». La démocratie politique, même jeune, est, elle, minée par la lassitude et l’insatisfaction populaire, mais aussi par la faiblesse des États et des institutions publiques, la corruption, les velléités réactionnaires et l’extension de zones de non-droit. Quant à la pauvreté, si elle a reculé grâce à des politiques redistributives en période de cours élevés, sa stagnation n’a pas jugulé le creusement des inégalités, les dégâts socio-environnementaux des politiques « extractivistes », les flambées de violence et le narcotrafic.
Contexte problématique
Chacune de ces tendances est largement documentée dans la presse et la littérature spécialisée, tant elle imprègne l’air du temps. Détaillons-les. Le cycle déflationniste mondial dans lequel a basculé en 2013 la plupart des ressources pétrolières, gazières, minières et agricoles exportées par l’Amérique latine a sonné le glas d’une période de vaches grasses. Provisoirement ? Définitivement ? Les variations des prix sur les marchés internationaux obéissent à des logiques peu tributaires des volontés politiques du sous-continent. Refermée donc, pour l’instant, la parenthèse dorée. Celle qui aura vu, depuis le début du millénaire, toutes les économies latino-américaines, conservatrices ou progressistes, libre-échangistes ou souverainistes, de droite comme de gauche, s’engouffrer comme un seul exportateur dans l’aubaine. L’aubaine créée par l’explosion de l’appétit mondial, singulièrement chinois, pour les richesses naturelles et stratégiques de l’Amérique latine et par leur enchérissement consécutif.
La tendance a valu à la région de fortes rentrées en devises, mais aussi, à la faveur d’une double poussée extractiviste (hydrocarbures, nickel, cuivre, plomb, argent, or, lithium…) et agroexportatrice (soja, viande, palme, canne, éthanol…), une consolidation, voire une revalidation d’un rapport au monde que l’on pensait dépassé, et dont l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano avait analysé les logiques et les formes en 1971 dans son livre au titre explicite : Les veines ouvertes de l’Amérique latine. Si, en 2004, les matières premières ne représentaient encore « qu’à peine » 47% des exportations sud-américaines, huit ans plus tard seulement, elles dépassaient les 75% (UNCTAD, 2012). Le commerce avec la Chine, multiplié par vingt-cinq en une douzaine d’années, est composé à 84% de produits du sol ou du sous-sol latino dans un sens et, dans l’autre, à plus de 75% de produits industrialisés made in China (Svampa, 2017a ; CEPAL, 2015). Presqu’une caricature, d’autant plus étonnante que le Brésil, le Mexique et l’Argentine – les trois géants du sous-continent – peuvent aussi être considérés comme des puissances industrielles.
Ce que la sociologue argentine Maristella Svampa appelle le « consensus des commodities » a assuré une croissance économique soutenue et continue à la plupart des pays de la région – indicateurs macroéconomiques au beau fixe, réserves internationales en hausse – les faisant passer du statut d’endettés à celui de créanciers. En nationalisant ou renégociant les contrats avec les multinationales d’exploitation des ressources naturelles, les États gouvernés à gauche – majoritaires entre 2005 et 2015 – y ont trouvé les moyens d’alimenter des politiques sociales, qui ont de facto sorti plus de 70 millions de Latino-Américains de la pauvreté, et de moderniser les infrastructures nationales, dans une perspective « néodéveloppementaliste » (CETRI, 2011a ; Thomas, 2017). La dynamique continentale est allée de pair avec un accroissement de la pression sur les terres, une extension des monocultures, une percée plus en avant des frontières agricoles, une accélération du rythme de la déforestation (CETRI, 2008 et 2011b).
On le sait, la « malédiction des richesses naturelles » rend particulièrement vulnérables aux fluctuations des cours mondiaux les économies fortement dépendantes de la « rente » que leur procure l’exportation de ressources clés : le pétrole au Venezuela, le soja, les céréales, la viande en Argentine, le gaz et les minerais en Bolivie, le café et l’or au Nicaragua, etc. C’est sans doute là l’un des principaux facteurs d’explication de la crise que traversent depuis deux, trois ou quatre ans plusieurs de ces économies – et donc de ces gouvernements –, qui s’étaient imprudemment habitués à des rentrées « faciles », de niveaux particulièrement élevés jusque 2012, sans mettre l’aubaine à profit pour tenter de diversifier les activités productives et « sortir de ce modèle antédiluvien d’accumulation du capital » (Ugarteche et Negrete, 2017).
Si l’on y ajoute que les démocraties latino-américaines restent caractérisées, en dépit des timides efforts des gouvernements progressistes, par des fiscalités internes non seulement faibles à très faibles – en deçà de l’Afrique subsaharienne et des Etats-Unis par exemple –, mais en outre particulièrement régressives – les pauvres sont davantage taxés que les riches –, on mesure bien leur incapacité à résoudre, sur le plan national, la crise du financement public (OECD, 2016 ; CEPAL, 2017b). Et l’on comprend aussi, dans le même temps, pourquoi l’Amérique latine demeure encore et toujours la région la plus inégalitaire au monde, avec dix des quinze pays les plus inégaux du globe sur son territoire (Zacharie, 2016). Dans certains États plus que dans d’autres, les taux de pauvreté et d’inégalité sont d’ailleurs sensiblement repartis à la hausse depuis 2014 (Cristian Aid, 2017).
Y persistent d’autres problèmes clés, quand ils ne tendent pas à s’aggraver. C’est le cas du « secteur informel » qui concerne de 40 à 80% des populations actives nationales, 141 millions de personnes sur l’ensemble du sous-continent selon l’OIT. Ainsi par exemple, quatre travailleurs nicaraguayens sur cinq en (sur-)vivent aujourd’hui (pour trois en 2010), sans accès à la protection sociale, aux soins, aux pensions… réservé(e)s – quand ils ou elles sont effectivement financé(e)s – aux actifs dûment enregistrés (Duterme, 2017). La faiblesse « post-ajustement structurel » des institutions publiques, des États, accrue par l’impact de scandales de corruption à répétition, est patente. Malgré les progrès engrangés là où des partis ou présidents progressistes ont gouverné ces dernières années ou gouvernent encore, le poids relatif des dépenses publiques – budgets sociaux inclus – dans les PIB nationaux reste pratiquement deux fois moindre que dans les démocraties libérales de l’Union européenne (CETRI, 2014a).
La malnutrition affecte encore 55 millions de Latino-Américains, environ 10% de la population, tant la souveraineté alimentaire, l’accès à la terre, l’agriculture paysanne et vivrière font les frais d’un modèle de développement qui fait la part belle au grand business de l’industrie agroexportatrice et minière (CETRI, 2012 et 2013). L’environnement en est la grande victime collatérale – contamination des rivières, appauvrissement des sols, dégradation de la biodiversité, sécheresses ou inondations liées au changement climatique… – et la prolifération des conflits socio-environnementaux qui émaillent tout le territoire, un indicateur supplémentaire.
Mais la violence, qui mine plusieurs pays du continent – Mexique, Brésil, Colombie, Venezuela, Guatemala, Honduras, Salvador… – est surtout criminelle, liée aux bandes armées, aux gangs, au narcotrafic et à ses collusions avec le pouvoir [1]. Au point de multiplier les zones rurales ou les quartiers urbains qui échappent au contrôle de l’État, et de faire de l’Amérique latine – et plus encore de l’Amérique centrale – la région du monde aux plus hauts taux d’homicides et de… « fémicides » (Geneva Declaration, 2015). Quarante-et-une des cinquante villes les plus violentes de la planète sont latino-américaines (The Independent, 2016).
Reste qu’en matière d’intégration politique et économique continentale, l’Amérique latine a fait de sérieux pas en avant ces dernières années. D’abord en mettant en échec en 2005, sous la houlette des gouvernements du « virage à gauche » naissant (Duterme, 2005), la « Zone de libre-échange des Amériques – ALCA » promue par les États-Unis. En créant ensuite, dans une volonté de coopération intergouvernementale non subordonnée à l’hégémonie nord-américaine, l’« Union des nations sud-américaines – UNASUR » en 2008, et la « Communauté des États latino-américains et caribéens – CELAC » en 2010 (Ventura, 2017). Dès 2004, contre-offensive géopolitique au projet de l’ALCA, l’« Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique - ALBA », avait déjà été lancée par les présidents Hugo Chavez et Fidel Castro, mais sa composition se limitera à onze pays aux gouvernements « révolutionnaires », dont six petites îles des Antilles, bénéficiaires de la solidarité vénézuélienne.
En réalité, c’est à une prolifération des organisations régionales à laquelle on a assisté ces vingt-cinq dernières années, et singulièrement à une complexification du panorama depuis le début du 21e siècle, avec des rivalités entre projets : « néolibéral » (création notamment du Mercosur en 1991), « post-néolibéral » (l’ALBA), « post-post-néolibéral » (lancement de l’Alliance du Pacifique en 2011, qui réunit le Chili, le Pérou, la Colombie, le Mexique, c’est-à-dire 35% du PIB du continent, la moitié de ses exportations et importations…). Les rivalités prévalent également entre pays, de poids économiques très divers, aux allégeances multiples, impliqués dans des accords de libre-échange et des regroupements continentaux parfois contradictoires, et qui se font concurrence dans l’accès aux marchés extérieurs, qu’ils soient asiatiques, nord-américains ou européens. Le wishful thinking de l’intégration latino-américaine sapé par la friction des intérêts nationaux, l’hétérogénéité des orientations politiques et la dépendance aux grandes puissances.
Contestations, luttes et mouvements sociaux
Qu’en est-il des dynamiques sociales contestataires dans pareil contexte ? Quelle incidence les reconfigurations économiques et politiques à l’œuvre sur le continent depuis le début du siècle ont-elles eue sur les mouvements sociaux à visée émancipatrice ? Sur les mobilisations de rejet des différentes formes de domination et d’inégalités, et sur les actions collectives de promotion de voies alternatives de développement, plus respectueuses des couches populaires, des femmes, des indigènes, de l’environnement… ? Comment les rapports ont-ils évolué entre ces acteurs et les différents pouvoirs, de droite comme de gauche, ces derniers – les tentatives et expériences « post-néolibérales » dans toute leur diversité – ayant dominé le panorama jusqu’il y a peu ? Pour sûr, si des tendances continentales se dégagent, nombre de singularités nationales s’imposent.
Les vingt analyses qui composent l’ouvrage État des résistances en Amérique latine du CETRI (2017) offrent, chacune à sa façon, une synthèse des principaux enseignements que révèlent autant d’exercices de sociologie des mouvements sociaux, réalisés pays par pays. D’inspiration anglo-saxonne, européenne ou latino-américaine, focalisées sur les pourquoi (les causes) ou les comment (les processus), ces petits essais nationaux de sociologie condensée questionnent tant les identités mobilisées – qui passe à l’action et à quelles conditions ? – que les ressorts de la contestation, le renouvellement des aspirations, les logiques de protestation, les formes d’organisation, les répertoires d’action, l’aboutissement des revendications, et bien sûr les « structures d’opportunité politique », le rapport au contexte, ainsi qu’à l’adversaire – au pôle d’en face – dans les multiples conflits en cours (Tilly et Tarrow, 2015).
Une évidence, à ne pas perdre de vue : à de rares exceptions près, les secteurs organisés, les acteurs mobilisés restent minoritaires dans leur propre milieu. Ce ne sont pas tous les indigènes du Pérou qui s’insurgent contre l’extraction minière ni toutes les femmes d’Équateur qui dénoncent la politique gouvernementale en matière d’avortement. On a le plus souvent affaire à des « minorités agissantes », en porte-à-faux ou pas avec des « majorités silencieuses » plus ou moins indifférentes. Plusieurs des auteurs du livre collectif du CETRI évoquent à ce propos les effets anomiques des sociétés de consommation, les tendances atomisantes des cultures urbaines, la désagrégation des collectifs dans les mécanismes d’individuation. A contrebalancer toutefois avec les effets ambivalents du double processus de libéralisation économique et politique entamé sur le continent il y a une trentaine d’années, qui a créé de nouvelles formes d’exclusion, de nouvelles victimes, de nouvelles conflictualités, et ouvert, dans le même temps, de nouveaux espaces d’expression et d’organisation.
Autre constat, patent et désenchantant : les populations engagées, les mobilisations de masse, les mouvements sociaux ne sont pas tous « progressistes », à visée émancipatrice, démocratiques et tolérants, actifs sur des enjeux de redistribution, de reconnaissance ou de préservation de l’environnement… Il n’est pas certain même que ces derniers soient majoritaires aujourd’hui en Amérique latine, tant les grandes manifestations populaires y sont d’abord festives ou sportives bien évidemment, mais aussi religieuses ou porteuses d’accents franchement conservateurs, réactionnaires ou exclusivistes. Les exemples abondent aux quatre coins du cône Sud et de l’isthme méso-américain. [2]
Cela étant, les vingt analyses nationales publiées dans État des résistances en Amérique latine (CETRI, 2017) témoignent du fait que l’agitation rebelle « progressiste » n’a pas non plus fini de hanter le continent des inégalités extrêmes. Une agitation plurielle, aux visages multiples, sur la défensive ou à l’offensive, qui parfois engrange des résultats, mais toujours est l’objet, voire la cible, des stratégies des pouvoirs qu’elle conteste. Celles-ci vont de la concertation, la cooptation ou l’institutionnalisation… jusqu’à – au pire – la criminalisation, la répression ou l’élimination. Le refoulement ou l’éradication des mobilisations ou des contestataires continuent aujourd’hui à faire de multiples victimes humaines dans un grand nombre de pays latino-américains, tout « démocratiques » qu’ils soient.
Luttes contre l’ordre établi, mises en cause syndicales du néolibéralisme, voire du capitalisme, résistances indigènes au saccage des forêts, expressions citoyennes antiracistes, alternatives pratiques au modèle de développement dominant, affirmations féministes, dynamiques sociopolitiques libératrices, actions en faveur de la démocratisation des institutions et des sociétés, contre la privatisation de l’eau, pour l’accès à l’éducation, contre la corruption, pour la sécurité sociale des retraités, contre les licenciements, pour la justice fiscale… impossible d’épuiser ici la diversité de leurs formes, identités ou revendications.
Mais une récurrence apparaît dans toutes les situations nationales étudiées, de l’Argentine au Mexique, de la République dominicaine au Brésil, du Honduras au Chili. Une tendance principale, manifeste. L’existence, voire la prégnance, d’une forte conflictualité socio-environnementale partout sur le continent. Dire qu’elle occupe systématiquement la « centralité » des enjeux sociétaux – chère au sociologue des mouvements sociaux Alain Touraine – reviendrait à forcer la réalité, mais à l’évidence, l’ensemble de l’Amérique latine est traversée aujourd’hui par ces conflits, plus ou moins vifs, qui opposent communautés locales – souvent indigènes – et associations environnementalistes aux promoteurs de « mégaprojets de développement » et aux grands acteurs, nationaux et transnationaux, de l’« extractivisme » sous toutes ses formes.
Pour autant, face à la poussée exportatrice, modernisatrice ou néodéveloppementaliste qui a boosté les économies nationales, de droite comme de gauche, en période d’enchérissement des matières premières, et qui a de fait redéfini le cadre et la nature des luttes les plus en vue, la protestation ne s’est pas unifiée. Elle s’est manifestée tantôt pour la redistribution des gains, contre la pauvreté et les écarts sociaux ; tantôt pour le buen vivir et le respect de l’environnement, contre l’accaparement des territoires et des ressources. L’enjeu s’impose d’ailleurs comme le principal facteur de division des « gauches sociales » latino-américaines, sur fond de crise du « socialisme du 21e siècle » et de retour des oligarchies – par les urnes ou par la force [3] – à la tête de plusieurs États.
Bras de fer socio-environnemental
Le bras de fer socio-environnemental prend des formes différentes selon qu’il se joue en contexte néolibéral, comme au Mexique et en Colombie par exemple, ou en contexte « post-néolibéral », comme en Bolivie et en Équateur notamment. Au Mexique, le bilan du sexennat 2012-2018 du président Enrique Peña Nieto est accablant (Reygada, 2017). Hausse de la pauvreté – plus de la moitié de la population –, aggravation des inégalités, explosion de la « corruption à un niveau d’audace encore jamais atteint » (The New York Times, 19 avril 2017) et surtout, enlisement du pays dans la guerre du narcotrafic, la violence débridée (environ 100 000 morts depuis 2012, près du double depuis 2006), l’extrême insécurité (310 000 déplacés internes, 31 000 disparus) et un « degré inédit de violations des droits humains » (www.centroprodh.org.mx) qui frappent en particulier les femmes, les journalistes, les militants sociaux et les organisations mobilisées pour la défense des droits des communautés qu’elles représentent.
La libéralisation de l’économie mexicaine, « considérée comme un dogme par les administrations qui se sont succédé » depuis l’entrée en vigueur en 1994 de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), a ouvert le pays aux investisseurs extérieurs, transformé la structure productive et décuplé les exportations (Castañeda, 2017). Mais si la dynamique a eu ses bénéficiaires, elle a aussi eu ses perdants qui, par centaines de milliers, ont perdu leur emploi (1,7 million durant les dix premières années qui ont suivi la signature de l’Accord), particulièrement dans le secteur agricole, balayé par la hausse des importations alimentaires états-uniennes.
Au premier rang des mécontents, les communautés paysannes indigènes – un tiers des quarante-cinq millions d’indiens latino-américains sont mexicains – en rébellion aujourd’hui contre ces « mégaprojets » miniers, touristiques, énergétiques, forestiers, immobiliers… qui détériorent leur environnement et les dépossèdent de leurs territoires. Au mieux par « consentement… contraint » des premiers concernés, au pire manu militari. C’est la voix de ces populations du « Mexique d’en bas », victimes du « capitalisme de prédation », que tente de porter sur la scène politico-médiatique Marichuy Patricio, la candidate nahua du Congrès national indigène et des rebelles zapatistes, aux élections présidentielles de juillet 2018 ! Las, le tumultueux contexte mexicain n’est ni à la question indienne, ni même à la question sociale, encore moins à la question environnementale. Il est à la violence, à la corruption et à la renégociation du libre-échange avec l’administration Trump (CETRI, 2014b ; Duterme, 2016).
En Équateur, le « post-néolibéralisme » des années de présidence du socialiste Rafael Correa (2007-2017) a ouvert sur d’autres configurations, mais avec à la clé ici aussi, une forte conflictualité socio-environnementale, qui a divisé tant les gauches sociales et politiques locales que leurs sympathisants européens. C’est pourtant le même « socialisme du buen vivir » (Correa, 2017) que les deux camps disent viser, pour légitimer leurs positionnements et choix politiques. Et l’esprit de la nouvelle Constitution adoptée de concert en 2008 – Constitution que l’on peut qualifier de révolutionnaire – les réunissait. Or, les décisions gouvernementales allaient bien vite semer la zizanie parmi les organisations sociales, indigènes, féministes et écologistes.
« Pour construire un nouveau régime d’accumulation et diversifier le modèle de production, l’exploitation de nos ressources naturelles – en particulier pétrolières et minières – constitue un passage obligé », argumente-t-on en substance du côté du pouvoir. Il s’agit de récupérer des capacités étatiques pour réguler l’économie, contrôler le marché et redistribuer la richesse (Le Quang et Ramírez, 2016). Consolider d’abord les stratégies de développement qui réactivent la production nationale ; diversifier ensuite le modèle pour substituer à l’exportation de matières premières l’horizon post-pétrolier. « Extractivismo ? Sí, temporalmente, sí, necesariamente hasta crear la nueva sociedad » résumait le vice-président bolivien, Álvaro García Linera, dans une mémorable conférence tenue à Quito le 29 septembre 2015.
L’effet de ces orientations va être immédiatement bénéfique sur le plan économique et social, tant que les prix des produits du sol et du sous-sol resteront élevés. L’Équateur de Correa va aligner les meilleurs résultats de la région sur une série d’indicateurs sociaux : diminution forte de la pauvreté et des inégalités, augmentation du salaire minimum, de l’emploi et du pouvoir d’achat, gratuité de la santé et de l’éducation… Les critiques pourtant, de plus en plus vives, vont poindre, émanant – du côté « progressiste » – de mouvements indigènes, d’associations environnementalistes, de syndicats, d’organisations de femmes... En cause, d’abord, les impacts destructeurs de l’extractivisme sur les communautés autochtones et leur environnement, la « modernisation du capitalisme » qui supplante, jusque dans les discours, la « transition post-néolibérale », mais aussi l’autoritarisme présidentiel, le conservatisme des politiques familiales, voire la répression et la criminalisation des luttes qui dénoncent la « trahison » gouvernementale de la Constitution de 2008 (Labarthe, 2016).
Le basculement de conjoncture à partir de 2014 va modifier la donne. « Jamais dans l’histoire de mon pays, nous n’avions cumulé autant de chocs externes négatifs en si peu de temps » souligne aujourd’hui Rafael Correa (2017) : chute des prix des matières premières, « crash des exportations combiné à une appréciation du dollar, monnaie d’utilisation nationale, (…) alors que les pays voisins dépréciaient la leur », tremblement de terre dévastateur d’avril 2016... Résultat : la dette équatorienne est repartie à la hausse et la croissance à la baisse. Reste que le conflit évoqué illustre le clivage qui a opposé ces dernières années plusieurs gouvernements de gauche à une partie des mouvements qui les avaient soutenus : d’un côté, les tenants d’une perspective « néodéveloppementaliste », à des fins sociales, redistributives et de souveraineté nationale ; de l’autre, les défenseurs d’un agenda plus écologique et participatif, à des fins d’autonomie locale et de souveraineté territoriale (Duterme, 2014 ; Delcourt, 2015 ; Svampa, 2016 ; Thomas, 2017).
Ambivalence de la globalisation
Au-delà des enjeux socio-environnementaux, l’essor renouvelé qu’ont enregistré ces vingt-cinq dernières années les mobilisations populaires et les contestations sociales en Amérique latine renvoient aux liens ambivalents que ces luttes entretiennent avec l’ouverture du continent à la « globalisation néolibérale » (Almeida et Cordero, 2017). La dynamique de libéralisation, de privatisation, de dérégulation dans laquelle l’Amérique latine est entrée concomitamment (ou presque [4]) à la démocratisation des États, au sortir des dictatures ou des conflits armés, surdétermine toujours tant la vigueur que le profil des manifestations collectives d’insatisfaction. Le relatif « retour de la puissance publique » à la faveur du « virage à gauche » entamé au tournant du millénaire – mais en reflux aujourd’hui [5] – n’a pas modifié durablement ni l’intensité ni même les ressorts des protestations.
L’impact social et politique de la libéralisation avancée de la région reste source de mécontentement. Frustrations nées du détricotage des acquis sociaux et de l’aggravation des inégalités d’un côté, désillusion démocratique et perte de légitimité des acteurs traditionnels de l’autre. L’empreinte territoriale et environnementale de la pénétration du capitalisme transnational nourrit aussi les ressentiments, mais surtout ouvre sur de nouvelles formes d’exclusion, et repousse plus loin les frontières d’un modèle de développement prédateur, créant de nouvelles victimes, parmi les peuples indigènes notamment, et de nouvelles conflictualités.
Simultanément, la libéralisation, dans sa dimension sociopolitique cette fois, induit également de nouveaux espaces d’expression, d’organisation et de mobilisation – inconcevables durant la période dictatoriale –, dont les anciens et nouveaux acteurs populaires contestataires ont su s’emparer. « Le nouveau cadre démocratique a modifié les stratégies des mouvements sociaux en raison du fait que les institutions étatiques sont relativement plus ouvertes aux réclamations populaires et que les gouvernements doivent tolérer un certain niveau de dissidence pour conserver leur légitimité politique et rester concurrentiels lors des élections » (Almeida et Cordero, 2017).
Une opportunité supplémentaire offerte par la « globalisation néolibérale » aux luttes sociales réside dans leur accès à la « transnationalisation » ou, à tout le moins, à l’articulation internationale. Qu’il s’agisse de forums sociaux régionaux ou mondiaux, de confédérations syndicales opposées aux privatisations, de réseaux citoyens contre l’évasion fiscale, de mouvements étudiants mobilisés face à l’offensive des marchés sur les universités, de tentatives d’organisation supranationale des travailleurs du secteur informel, de coordinations continentales d’associations de femmes, de consommateurs, d’écologistes, de paysans, de peuples indigènes, de victimes des pesticides de l’agrobusiness…, l’échange d’expériences et la mise en commun des revendications tendent à leur donner, à cette échelle géographique, plus de poids et de visibilité.
Si tant est bien sûr qu’à la faveur de ce mouvement de mise à distance des ancrages respectifs, d’éloignement du terrain et des acteurs de base, l’écueil de « l’ONGisation » des résistances sociales et populaires puisse être évité. Car en effet, comme l’analysent Arundhati Roy (2004) et Julie Godin (2017), l’explosion du nombre d’ONG est elle aussi concomitante de la généralisation dans le continent des politiques néolibérales et du délitement consécutif des États et de leurs responsabilités sociales. La tendance n’invalide pas pour autant la légitimité ou le rôle de l’ensemble des « organisations non gouvernementales ». Elle les contraint à déjouer les pièges de l’instrumentalisation et de la managérialisation, et à préférer à un rôle de gestion de la pauvreté ou de substitution des acteurs, celui de repolitisation des résistances au modèle dominant. La mobilisation et la contestation populaires des injustices et des inégalités latino-américaines sont à ce prix.