« L’enjeu de cette livraison d’Alternatives Sud est de mettre en lumière les effets de l’économie des drogues – et des politiques mises en œuvre pour la combattre – sur les sociétés et les États du Sud. Si dans les pays occidentaux les impacts des drogues – de leur utilisation et de leur commerce – sont globalement maîtrisés par les pouvoirs publics, il en va tout autrement dans les nations en développement, où l’insécurité sociale et la faiblesse des institutions démultiplient la puissance économique et politique des narcotrafiquants »
François Polet nous rappelle que la production mondiale des deux produits les plus rentables, la cocaïne et l’héroïne, se concentre dans quelques pays du Sud. La production, car les marchés sont majoritairement situés au Nord. Ce qui n’est ni le cas pour le cannabis (géographie décentralisée) ni le cas pour les drogues de synthèse. L’éditorialiste souligne aussi que « la dimension principale de l’économie internationale des drogues réside dans la valeur ajoutée disproportionnée aux étapes du transport et de la commercialisation du produit ». Pour englober la totalité des dimensions de l’économie politique des filières, il ne faut pas oublier les différents acteurs captant une part non négligeable des profits de ce secteur : « forces de sécurité et personnel politique arrosés par les narcotrafiquants, groupes rebelles en tout genre prélevant l’impôt « révolutionnaire », mais également sociétés de comptabilité et autres conseillers facilitant le recyclage des profits et secteurs économiques formels profitant de cet afflux d’argent en quête de respectabilité (immobilier, tourisme, sociétés financières des paradis fiscaux) et des dépenses somptuaires des barons de la drogue (industries du luxe) ». Les frontières entre argent « sale » et argent « propre » son ténues, d’autant que des grands acteurs, ayant pignon sur rue, participent à la grande lessive, à commencer par les banques, les fabricants d’armements, les casinos…
François Polet présente les coûts sociaux et politiques du narcotrafic au Sud : dépendances, perte d’autosuffisance alimentaire, inégalités, droit du plus fort, sujétion de territoires à des réseaux criminels, climat de violence, corrosion des institutions, criminalisation du politique, culture de l’enrichissement personnel comme « modèle de réussite sociale crédible ». Toutes choses incompatibles « avec un développement local démocratique ». Il met en relation la libéralisation économique (en application des plans d’ajustement structurel prônés par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale) et l’expansion du narcotrafic, la prohibition, les trafics et la guerre aux trafics, sans oublier le soutien des États à certains narcotrafiquants dans leur lutte contre les révoltes ou les gouvernements jugés subversifs. Ces guerres aux trafics engendrent la militarisation des territoires, le développement des appareils de sécurité militaire, policier et privé…
Les différents articles mettent l’accent sur telle ou telle dimension du narcotrafic ou de « la guerre aux drogues », éclairant, à partir d’analyses de situations régionales, les différences, les contradictions, les alternatives possibles favorables à la maîtrise démocratique du développement.
Quelques éléments pris au sein de certains textes, comme incitation à lire cette riche revue.
« L’illicite et le crime affaiblissent les démocraties, profitent de la libéralisation des marchés et affectent les secteurs sociaux vulnérables ».
« la « sécurisation » permet à l’État de monopoliser le traitement de certains problèmes, en même temps qu’il les soustrait de la sphère publique où ils pourraient être soumis à la dynamique du débat démocratique et à la réflexion sur des politiques alternatives ».
« Les effets environnementaux, économiques, politiques et sociaux de l’éradication par épandage aérien sont : les dommages à la santé humaine, à la végétation, à la faune et à l’eau ; la perte de cultures légales ; les déplacements de population des aires aspergées et l’intensification du conflit armé ».
« Pour avoir un impact durable et des résultats soutenables, les interventions en matière de développement dans les zones de culture de la coca devraient veiller à connaître et systématiser la réalité socio-économique, technico-productive, politico-institutionnelle et culturelle et l’état des ressources naturelles valorisables, non seulement dans les zones en proie à ce phénomène, mais dans les zones alentours, viviers de migrants »
A propos de l’Afghanistan : « La guerre déclarée contre les drogues est biaisée car elle ne vise que les individus et les factions en lien avec l’insurrection, alors que les alliés des États-Unis impliqués dans le narcotrafic ne sont pas inquiétés ».
La notion même de drogues devrait être interrogée. Qu’en-est-il de l’alcool, valorisé dans certaines cultures, et des psychotropes, au grand bénéfice de l’industrie pharmaceutique et d’une partie du corps médical ? Que disent ces drogues, requalifiées en produits acceptés, en terme de santé publique, de milliers de décès, de fabrication/modelage d’individu-e-s ?…
Au delà des analyses sur l’inadéquation du prohibitionnisme et de « la guerre aux drogues », c’est bien la marchandise, et sa puissance féerique, qui encore et toujours domine les individu-e-s. Derrière l’économie des drogues, même si elle ne s’y réduit pas, l’économie du capital…
Didier Epsztajn