Les contributions rassemblées dans cet ouvrage offrent un panorama de ce que l’on peut qualifier de « troisième vague des protestations africaines », après les cycles des luttes pour les indépendances (année 1950-1970) et des mobilisations pour la démocratisation (tournant des années 1990) (Branch et Mampilly, 2015). La tentation est forte de voir dans ce développement de l’activité contestataire à l’échelle continentale une réplique subsaharienne des « printemps arabes », voire plus largement la déclinaison continentale d’un momentum global de la « politique de la rue », dans la foulée des mobilisations anti-austérité et autres manifestations de rejet de la politique traditionnelle par la génération des réseaux sociaux (Ancelovici, 2016).
Dévoiement des institutions démocratiques
Si ces mobilisations s’inscrivent à leur manière dans ce courant contestataire international, elles doivent d’abord être replacées dans les trajectoires sociopolitiques nationales qui les génèrent. Une majorité de pays africains présentent une situation d’épuisement des configurations politiques issues des processus de transition démocratique ou des accords de paix ayant mis un terme à de longues guerres civiles. Que ces processus aient ou non débouché sur un renouvellement des élites au pouvoir, une même tendance à l’instrumentalisation des institutions démocratiques, au refus de l’alternance et à la reproduction des logiques prédatrices de l’État postcolonial se vérifie aux quatre coins du continent. La frustration populaire est d’autant plus forte que les conditions de vie des majorités demeurent catastrophiques au sortir d’une décennie de forte croissance économique.
Le tableau sans concession que dresse Issa Ndiaye à propos du Mali, longtemps cité à l’international comme exemple de parcours démocratique à suivre, est éloquent : « la gestion unilatérale du pouvoir par l’institution présidentielle (…), le confinement de l’Assemblée nationale dans son rôle de chambre d’enregistrement de la volonté gouvernementale, la corruption des élites politiques et leur collusion avec les milieux d’affaires, l’impunité assurée par un pouvoir judiciaire de plus en plus instrumentalisé. » Dans ce contexte, le multipartisme n’a pas tenu ses promesses, les partis nouvellement créés n’étant pas engagés dans la compétition politique comme représentant d’intérêts sociaux, mais comme porteurs « d’ambitions personnelles ou de coalitions d’intérêts privés plus ou moins sordides » visant à « être associés au partage du gâteau qu’implique la participation au pouvoir ».
Les premières manifestations de cette vague de protestation populaire contre le dévoiement des « démocraties » surgissent avant le moment charnière des printemps arabes – au Burkina Faso dès le début du millénaire suite à l’assassinat du journaliste Norbert Zongo ; en Guinée Conakry en 2006-2007, à Madagascar en 2009, des mobilisations de rue à grande échelle portées par de larges coalitions ébranlent les pouvoirs. [1] Les flambées des prix alimentaires de 2007-2008 et 2011 ont aiguisé ce sentiment d’incurie des dirigeants et alimenté une conflictualité sociale multiforme et grandissante, sous la formes de grèves, d’émeutes de la faim et de marches contre la vie chère (Maccatory et al., 2010). Mais ce sont surtout les stratégies de maintien au pouvoir au-delà des limites prévues par les pactes constitutionnels des transitions – du « tazartché [2] » de Tandja en 2009 au « glissement » de Joseph Kabila en 2016 – qui provoquent les protestations populaires les plus dynamiques.
Groupes mobilisateurs : renouveau, déclin et continuité
La jeunesse urbaine est l’acteur décisif de cette troisième vague. Davantage touchée par le chômage de masse que les autres classes d’âge, quantitativement plus diplômée, informée des pratiques politiques étrangères comme des turpitudes de ses gouvernants, lassée de l’arbitraire et du favoritisme ambiant, elle est habitée par le sentiment de n’avoir plus grand chose à perdre et est déterminée à « prendre le risque », pour reprendre l’expression de jeunes Kinois, de l’affrontement avec les forces répressives au service des élites dirigeantes. Des structures protestataires originales émergent parmi ces minorités actives – « Y’en a marre » au Sénégal, « Le balai citoyen » au Burkina Faso, « Lucha » en République démocratique du Congo, « Girifna » au Soudan, « This Flag » au Zimbabwe – porteuses d’une intransigeance démocratique qui tranche, sur le fond comme sur la forme, avec les routines de la société civile dans lesquelles la génération militante précédente, celle des transitions démocratiques, s’est installée, quand elle ne s’est pas empressée de rejoindre les cercles du pouvoir.
Si les mouvements citoyens susmentionnés ont une capacité de mobilisation large, dans la mesure où des secteurs importants des « en bas du bas » s’identifient à leur discours et se retrouvent derrière eux (Banégas, 2016), plusieurs auteurs de cet ouvrage soulignent le profil très « classe moyenne éduquées » d’une série d’initiatives de mobilisation par les réseaux sociaux, inspirées des printemps arabes, notamment en Angola, au Tchad ou à Madagascar.
Comme souvent en matière de mobilisation collective, il s’agit de nuancer la part du nouveau dans les recompositions des scènes protestataires. D’une part ces dynamiques plus jeunes récupèrent une partie de l’héritage des mobilisations antérieures, en matière de répertoire d’action comme de langage politique. Abdoulaye Ouedraogo et Sylvie Capitant soulignent dans leur contribution sur le Burkina Faso combien l’insurrection populaire d’octobre 2014 ayant mené à la chute de Compaoré s’inscrit dans une riche tradition contestataire, une exception burkinabè à la règle continentale de la cooptation automatique des leaders sociaux, déjà relevée par Jean-François Bayart en 1989. D’autre part, des structures militantes classiques sont à l’œuvre au sein de ces mobilisations, qui bénéficient d’un engouement médiatique moins important que les nouvelles organisations estampillées « réseaux sociaux ». Syndicats et organisations étudiantes, en particulier, sont les moteurs des mobilisations dans bien des pays.
Il est néanmoins vrai que les organisations de la « société civile » ont, à des degrés divers suivant les pays, perdu le rôle de canal d’expression du mécontentement populaire qu’elles avaient pu avoir précédemment. A propos du Zimbabwe, Lloyd Sachykonye estime carrément que ces organisations sont « à court de stratégies » et « ont creusé un fossé avec la base sociale des citoyens » du fait de « leur bureaucratisation et de leur professionnalisation ». Nuno Vidal ne dit pas autre chose à propos des structures angolaises, « principalement composée de citadins éduqués, influencées par les bailleurs de fonds et très liées à l’international », mais « pas en phase avec la conscience des masses et les réalités de leur vie quotidienne ». Moins sévère, Mahaman Tidjani relève l’ambivalence de la société civile nigérienne, à la fois socle de mouvements sociaux, notamment contre la vie chère en 2005, et travaillée par des logiques de prévarication et de dépendance aux bailleurs de fonds. La diffusion par les ONG internationales du modèle du « plaidoyer », consistant à convaincre par le dialogue les décideurs à se conformer au droit national ou international, a fourni à ces ONG locales un mode d’action moins risqué (dans un environnement répressif) que celui de la mobilisation conflictuelle (Pomerolle, 2008 ; Siméant et Taponier, 2014).
En revanche les partis d’opposition présentent une capacité de mobilisation renouvelée, à première vue paradoxale dans le climat de défiance généralisée vis-à-vis de la classe politique. L’activisme des partis s’explique par l’enjeu des principales mobilisations récentes : l’intégrité des processus électoraux et le respect de l’alternance sont tout à la fois des « exigences démocratiques » et les conditions de leur propre accès aux postes de pouvoir et aux prébendes. Les participants aux marches qu’ils organisent en sont bien conscients. Une minorité militante escompte d’ailleurs en bénéficier d’une manière ou d’une autre, tandis que les autres envisagent leur propre mobilisation non pas sur le mode de l’adhésion partisane aux partis convoquant les manifestations, mais sur celui du rejet, le fameux « dégage ! », des dirigeants s’étant appropriés le sommet de l’État.
Il faut par ailleurs relever la profusion de regroupements à caractère syndical dans l’immense sphère de l’économie informelle dont dépend la majorité de la population urbaine – associations de commerçants des marchés, de vendeurs ambulants, de mototaxis, de recycleurs, de tireurs de chariots, etc. Si la négociation « transactionnelle » de leur espace d’activité avec les autorités est l’ordinaire de ces associations, si, comme en Tanzanie, les embryons d’organisations de vendeurs de rue « peinent à coordonner leurs membres », les pratiques d’extorsion ou de déguerpissement dont les petits opérateurs sont régulièrement victimes de la part des agents de l’État ou d’autres acteurs économiques sont à l’origine de protestations pouvant, suivant les contextes, entrer en résonance et alimenter des courants politiques profonds hostiles au statu quo.
Enfin les mobilisations à caractère ethnique, religieux, messianique, constituent une modalité dominante de la résistance populaire dans plusieurs pays. Au Mali, le vide créé par le discrédit des organisations politiques, civiles et militaires a été occupé par des sociétés religieuses sous Amadou Toumani Touré, qui ont mobilisé les masses pour donner un tour conservateur à la réforme du code de la famille. Cette situation ne résulte pas seulement de l’instrumentalisation du sentiment ethnique ou religieux par des entrepreneurs politico-religieux, elle dérive aussi de discriminations politiques et sociales massives vécues par certaines composantes de la société sur des bases ethniques, régionales, raciales ou religieuses.
Ainsi en Éthiopie, où se multiplient les insurrections de musulmans et d’Oromos, « historiquement marginalisés ». Ces griefs « particuliers » s’expriment parfois au travers de revendications générales, lorsque les groupes discriminés ont un rôle prépondérant (ou sont surreprésentés) dans des mobilisations sociales ou démocratiques à caractère national, à l’instar des étudiants originaires du Mont Nuba et du Darfour à Khartoum, ou des étudiants bangalas à Kinshasa.
L’hypothèse d’une troisième vague mérite bien entendu d’être nuancée. La lecture des vingt-quatre analyses nationales que livre cette édition démontre que si vague continentale il y a, celle-ci a une intensité et des formes inégales d’un pays à l’autre, avec à un extrême le Burkina Faso, le Ghana et le Kenya, où les manifestations sont inscrites « dans les gènes politiques du pays » pour reprendre l’expression de Patrick Mutahi, et à un autre le Rwanda, où l’opposition politique comme civile a été réduite à sa plus simple expression. Les variations nationales dans les modalités de contrôle politique des sociétés sont le facteur déterminant de cette variété dans le dynamisme et la composition des scènes protestataires.
Autoritarismes sous contrainte
Sur le papier, les pays africains ont adopté les libertés d’association et de manifestation publique lorsqu’ils ont formellement basculé dans le multipartisme durant les années 1990. Dans les conceptions des élites politiques africaines néanmoins, cette idée du droit à l’existence et à l’interférence politique d’une opposition extra-institutionnelle ne s’est pas imposée. [3] Les expressions de « semi-autoritarisme » (Hilgers et Mazzocchetti, 2010), « d’autoritarisme électoral » (Quantin, 2009) ou de « régime hybride » (Camau et Massardier, 2009) s’efforcent tant bien que mal de synthétiser cet enchevêtrement de dimensions démocratiques et autoritaires. [4]
Dans un contexte de faible institutionnalisation et d’instrumentalisation des dispositions internes devant garantir le respect du droit de manifester, les contraintes étatiques qui pèsent sur l’organisation et la mise en œuvre de la protestation collective sont largement elles-mêmes limitées par la pression internationale que subit chaque gouvernement. Pour faire court, les contraintes étatiques sur la protestation dépendent des contraintes internationales sur les gouvernements. Le mode de « gouvernementalité » consistant à réduire au maximum les espaces politiques, ou à les émasculer, tout en sauvant les apparences à l’international, est un des traits les mieux partagés par les États de la région.
D’aucuns l’ont élevé au rang d’art, à l’instar d’un Blaise Compaoré, dont le régime s’est longtemps ingénié à rendre la protestation « possible » et même « visible » – preuve de vitalité démocratique de ce « donor’s darling » –, tout en limitant l’émanation d’un potentiel trop subversif (Hilgers et Loada, 2013). Par contraste, la protestation de rue n’est politiquement pas tolérable pour le régime de Joseph Kabila. Et pourtant ce dernier doit coexister avec un « résidu de pluralisme » (dans les médias, au sein de l’opposition, de l’église, de certaines ONG reconnues à l’étranger) dont les acteurs s’efforcent de faire valoir leur droit de manifester. Chaque épisode de répression oblige dès lors le gouvernement à développer une intense et bien peu convaincante activité de justification vers l’international, pour démontrer les visées « insurrectionnelles » ou « terroristes » des manifestants (Polet, 2017).
La contrainte internationale agit nettement moins sur les régimes qui arrivent à négocier stratégiquement leurs dépendances internationales de façon à se préserver un volant de gestion interne de leurs oppositions (Whitfield, 2008). Le climat de terreur politique qui prévaut au Rwanda est indissociable de l’habileté du régime Kagamé, dont le budget dépend pourtant à 40% de l’aide internationale, à entretenir l’image d’un pays s’étant miraculeusement relevé des abîmes dans lesquels la communauté internationale l’avait lâchement abandonné. De même, le rôle géostratégique que l’Éthiopie joue dans le dispositif de Washington autorise ses dirigeants – hier Zenawi, aujourd’hui Desalegn – à user et abuser en toute impunité de la controversée loi antiterroriste, tout en demeurant le deuxième récipiendaire de l’aide états-unienne. [5] L’Ouganda de Museveni bénéficie de la même tolérance.
Il va sans dire que les autorités de pays en marge de la communauté internationale, comme le Zimbabwe ou le Soudan, sont moins sensibles à la pression étrangère en matière de liberté de manifester. Le scénario burundais, où le gouvernement s’efforce de substituer les soutiens chinois et russe à ceux des pays occidentaux, afin de maintenir son niveau de répression des opposants, est exemplaire de la fragilisation de la conditionnalité démocratique dans un contexte de montée des coopérations Sud-Sud (Jones et Donovan-Smith, 2015). [6]
La configuration autoritaire africaine ne se limite néanmoins pas à son volet répressif. Celui-ci se conjugue suivant des combinaisons infinies aux pratiques de cooptation des entrepreneurs de mobilisation potentiels. L’achat ou l’assimilation des leaders d’organisation populaire est un mécanisme classique de sustentation politique de l’État postcolonial (Bayart, 1989). Au point que la mise en place d’organisations sociales ou politiques contestataires est une stratégie courante d’intégration, ou de réintégration, au système politique et à ses dividendes.
Au Congo Kinshasa, les jeunes de l’UNC (Union pour la nation congolaise) ont joué un rôle déterminant dans le soulèvement de janvier 2015 contre la modification de la loi électorale, avant que leur patron, héraut du respect de la Constitution, saisisse l’opportunité de se réinsérer avantageusement dans le jeu « kabiliste » l’année suivante, via le fameux « dialogue ». Cette « cooptation réciproque des élites » n’est pas étrangère à la concurrence virulente pour les rôles de direction des fronts et autres plateformes de la société civile et explique leur instabilité.
Mobilisations sous contrainte
La dynamique répressive (plus ou moins contrainte) détermine pour une bonne part les formes des mobilisations, notamment en ce qu’elle conditionne les coûts de la protestation ouverte (Pomerolle et Vairel, 2009). Manifester dans les rues d’Addis-Abeba ou de Kampala est autrement plus dangereux que dans celles d’Accra ou de Dakar. Cela oblige les militants à opter pour des modes d’action exposant moins directement l’intégrité physique des manifestants. Le recours à la « ville morte », journée durant laquelle chacun est invité à rester chez soi pour manifester sa réprobation, est l’illustration par excellence de cette « autolimitation protestataire » (Siméant, 2013).
L’adoption de formes ostensiblement pacifiques et inoffensives d’expression, comme le « sit-in », est une autre façon de désamorcer la violence policière. L’utilisation du registre nationaliste peut également avoir le même objectif. De même que le détournement des formes anodines de présence collective sur l’espace public, comme la mobilisation « Walk to Work » en Ouganda, contre l’inflation postélectorale de 2011, ou la conversion des marches de supporters en manifestations anti-Kabila lors des victoires de l’équipe de football du Congo en 2016.
Toujours à propos des formes, ou du « répertoire d’action », la neutralisation des organisations potentiellement subversives et le faible enracinement des autres expliquent la fréquence, sur le continent, des explosions ponctuelles de colère populaire de type émeutier. [7] Par nature éphémères, non encadrées, confuses, violentes, dépourvues de porte-parole et de revendications univoques, ces protestations recueillent une attention médiatique et scientifique inversement proportionnelle à leur importance sociale, à l’opposé des nouveaux mouvements citoyens dont le discours et les méthodes cadrent avec les attentes extérieures.
L’hypothèse d’une hybridation des types de protestation (émeutes versus mouvements sociaux) dans un contexte d’hybridation du politique, avancée par Sarah Ben Nefissa (2011) à propos des pays de la Méditerranée arabe, nous paraît pouvoir être étendue au Sud du Sahara. Ainsi, du soulèvement populaire de janvier 2015 à Kinshasa, dont les conditions de réalisation sont indissociables d’une configuration répressive « qui impose informellement des régimes de restriction différenciés aux différents espaces producteurs des ressources matérielles et symboliques de la contestation ». Cette révolte se présente dès lors comme un phénomène « à cheval entre l’émeute et la manifestation, tout à la fois préparé et spontané », charriant « des répertoires d’action généralement associés à des types de phénomènes différents » – marches, cahiers de revendication, barrages, pillages, destruction de biens publics, etc. (Polet, 2016).
Le double jeu de contraintes que nous avons évoqué plus haut ne doit pas être envisagé de manière mécanique. Sa relativité est une des spécificités de sa nature hybride : militants comme États mobilisent des ressources variées pour desserrer la contrainte qu’ils subissent (nationale pour les premiers, internationale pour les seconds). La diffusion des téléphones portables et surtout de l’accès à internet a fourni de nouvelles possibilités aux militants pour construire une opinion publique critique, dribbler la surveillance policière et exposer les régimes à la réprobation internationale.
Ce recours à l’international est une ressource majeure des oppositions, institutionnelles comme extra-institutionnelles. Et régulièrement la condition déterminante de leur efficacité, à l’instar de la lutte des victimes de l’exploitation minière de Keniéba au Mali, évoquée par Issa Ndiaye : c’est sa médiatisation puis « le soutien d’Eva Joly et des eurodéputés » qui « obligea, à l’époque, le pouvoir à donner publiquement la garantie de l’arrêt des travaux d’exploration ».
Dans les contextes les plus autoritaires, l’existence d’un militantisme résiduel dépend de l’existence de systèmes d’alerte lors d’arrestation d’opposants, dont les ONG internationales de défense des droits de l’homme, les agences onusiennes et les ambassades sont des maillons essentiels. On peut également mentionner le soutien états-unien à l’éclosion et l’essaimage de mouvements citoyens sur le modèle des « Y’en a marre » du Sénégal [8] , dans le cadre d’une politique plus générale, bien qu’extrêmement ambiguë, de fomentation d’une nouvelle génération africaine inspirée des principes démocratiques (avec visite des institutions de Washington à la clé).
L’action politique du grand nombre laisse des traces
La question de la capacité de cette effervescence protestataire à produire du changement politique ne rencontre pas de réponse simple. Au premier abord, le tableau d’ensemble n’est pas réjouissant. L’effet « Burkina » ou « printemps arabes », c’est-à-dire la contagion du soulèvement démocratique, paraît avoir cédé la place à l’effet « Burundi », la contagion des réflexes autoritaires de fermeture des espaces politiques. Si « le Congo n’est pas le Burkina Faso », comme le répètent à l’envi les dirigeants congolais, c’est surtout que ces derniers ont tiré les enseignements des déboires de Blaise Compaoré et renforcé leurs propres dispositifs sécuritaires.
Cette adaptation dynamique des États se traduit par une politique proactive de neutralisation des germes de la contestation, par le renseignement ou la suspension d’internet. Elle passe aussi par un renforcement du contrôle politique des forces de l’ordre, afin que des composantes de ces dernières ne basculent pas, comme ce fut le cas au Burkina Faso [9] , du côté des manifestants, dont bien des soldats et policiers partagent les frustrations sociales (Banégas, 2016). Pour mémoire, c’est sous les acclamations des populations et de la société civile que les militaires ont renversé des pouvoirs discrédités à Conakry (2008), Niamey (2009) et Bamako (2012).
Par ailleurs les évolutions les plus spectaculaires n’ont pas débouché sur des changements de fond dans les pratiques politiques. Dans le Burkina Faso « révolutionnaire » notamment, les élections ayant suivi le renversement de Compaoré ont débouché sur la victoire d’« anciens serviteurs » de ce dernier, instillant le sentiment déprimant, parmi la jeunesse urbaine en particulier, qu’une « alternance sans alternative » remplace vingt-neuf ans d’« alternance impossible ». [10] Quant au Sénégal de l’après-Wade, le credo proclamé d’une « gouvernance vertueuse » y apparaît beaucoup comme un slogan démagogique servi par des politiciens attirés par les gains illicites qu’offrent les pratiques prévaricatrices.
Au-delà de la classe politique, plusieurs auteurs de cette édition mentionnent combien « le mal est profond » et les conduites « néopatrimoniales » répandues dans toutes les couches de la population. En Angola notamment, mais aussi à Madagascar où les « prélats de la transition » suite au mouvement populaire de 2009, ont transmis « une culture du moindre effort et de l’argent facile » qui « annihile tout espoir de voir émerger une véritable révolution populaire, alors que les motifs de contestation se multiplient ».
Et pourtant. Cette tonalité désenchantée, prédominante dans cet ouvrage, mérite d’être nuancée. Tout d’abord certaines contributions tranchent avec le pessimisme ambiant. Celle sur le Ghana, en particulier, met en avant quatre luttes, notamment dans les zones rurales, qui illustrent l’aspiration des Ghanéens « à utiliser et défendre leurs droits à se rassembler afin de lutter pour le changement » et démontrent « l’efficacité de ces mobilisations organisées ». Au Mozambique, c’est un mouvement pour la paix « informel, non partisan, et de grande ampleur » qui a fait bouger les lignes en infléchissant les manœuvres belliqueuses du président Guebuza et contribué à sa démission surprise, en pesant sur les rivalités entre factions du Frelimo.
Plus fondamentalement, il faut considérer que les difficultés de ces mobilisations à produire les transformations politiques espérées ne sont pas synonymes de reconduction du même. On peut estimer avec Breaugh, cité par Ouedraogo et Capitant, que ces moments de l’histoire où la « masse » réclame une participation politique plus large et plus inclusive et revendique sa légitimé comme « sujet politique », quand bien même ils seraient souvent suivis d’échecs, ne sont pas sans suite : « l’action politique du grand nombre laisse des traces. Elle reste vivante dans l’esprit des masses populaires et oriente leur comportement ultérieur » (Breaugh, 2007).
Le célèbre politologue et militant nigérian Claude Ake ne disait pas autre chose il y a vingt ans, en refusant de mesurer le progrès des pays africains en fonction d’indices démocratiques formels, mais en suggérant que la valeur réelle des mouvements populaires de protestation devait être évaluée à l’aune de ses effets sur la conscience et l’imaginaire politique des sociétés, sur leur capacité à inventer des nouvelles visions de la démocratie et du développement, au sein desquelles prévaut l’intérêt populaire (Branch et Mampilly, 2016).