• Contact
  • Connexion

Afrique du Sud : mouvements sociaux face à l’industrie agroalimentaire

Le programme de dérégulation du secteur agroalimentaire engagé par le régime de l’apartheid et poursuivi par le gouvernement de l’ANC a donné un pouvoir considérable aux industriels, qui en abusent pour organiser des hausses artificielles des prix. Face à la vulnérabilité alimentaire croissante qui en résulte pour les pauvres, la société civile mobilise. Mais tous les acteurs n’ont pas la même lecture de la crise et des remèdes à privilégier.

Le 6 août 2008, le Congress of South African Unions (COSATU), la principale confédération syndicale d’Afrique du Sud, organisait une grève massive à travers le pays pour protester contre la flambée des prix des denrées alimentaires et de l’électricité. De fait, l’enchérissement de la vie auquel on assiste depuis le début de l’année 2008 en Afrique du Sud sape le niveau de vie des travailleurs et des pauvres. Dans certaines provinces, les gens sont au bord de la famine, et bien des enfants ne peuvent se rendre à l’école tant ils ont faim. Les chiffres officiels de l’inflation indiquent une augmentation des prix de plus de 11%. Ce taux sous-estime cependant largement l’effet de l’augmentation des prix de l’alimentation sur la classe ouvrière, dont près de la moitié des revenus est consacrée à la nourriture. Or l’agence sud-africaine de statistiques (SA Statistics) s’apprête à réduire encore l’importance des biens alimentaires dans le panier de biens qui sert de base au calcul de l’inflation, afin d’impressionner positivement les marchés financiers.

Pour autant, de ses cultures de maïs du nord-ouest à ses champs de blé du sud-ouest, l’Afrique du Sud ne manque pas de ressources. Le pays produit suffisamment pour nourrir l’ensemble de sa population et est même exportateur net la plupart des années (Chabane, 2002). Il n’y a donc pas de pénurie alimentaire en Afrique du Sud. Mais si l’on parcourt les rues des townships et des villages, on constate que les gens ont bel et bien faim, car la nourriture est devenue hors de prix : 1,5 million d’enfants souffrent de malnutrition chronique et 14 millions de personnes sont vulnérables à l’insécurité alimentaire (Schmidt, 2005). Cette terrible situation est le résultat de dix ans de dérégulation du secteur agricole et des prix de l’alimentation par l’Etat sud-africain. Une politique néolibérale qui a bénéficié aux riches, aux dépens des pauvres.

Du keynésianisme « racial » au néolibéralisme excluant

Jusqu’à la fin des années 1970 et au début des années 1980, l’Etat de l’apartheid intervenait largement dans l’économie en vue de garantir la prospérité de la bourgeoisie blanche et maintenait une série de programmes sociaux destinés à la classe ouvrière blanche. D’une certaine manière, l’apartheid peut être considéré comme une version « raciale » de la politique économique keynésienne pratiquée à l’échelle internationale. En Afrique du Sud, l’Etat contrôlait les prix alimentaires via une série de bureaux de contrôle (Control Boards), qui achetaient la totalité de la production agricole à un prix fixé de manière à protéger à la fois les intérêts des fermiers et des consommateurs blancs. Des tarifs douaniers élevés et des quotas stricts étaient appliqués dans le but de protéger le secteur agricole national blanc des importations à bas prix et du dumping.

Parallèlement, l’Etat mit en place la Land Bank, qui accorda des subventions aux fermiers blancs et promut la création de nombreuses coopératives (Chabane, 2004). Les consommateurs eux-mêmes étaient directement aidés, via la vente d’aliments de base subsidiés (notamment le pain et le lait). Ces mesures permirent à la population noire de profiter des retombées de l’Etat-providence, malgré son caractère discriminatoire. Ainsi donc, même sous le régime détestable de l’apartheid, l’Etat aidait d’une certaine manière les pauvres à avoir accès aux denrées alimentaires de base.

Dans les années 1960, la composition du bloc hégémonique blanc se modifia. Une bonne partie de la classe ouvrière intégra la classe moyenne, le mouvement coopératif afrikaner se métamorphosa en agrobusiness et le capital minier se hissa au niveau des capitalistes anglophones. Les coopératives de stockage et de transformation changèrent de statut, devinrent des compagnies et beaucoup d’entre elles firent leur entrée en bourse. Dans cette nouvelle course au profit, le vieux carcan de la régulation des prix et les bureaux de contrôle furent considérés comme des obstacles à liquider. Durant les années 1970 et le début des années 1980, le capitalisme sud-africain, tous secteurs confondus, n’eut de cesse d’exiger une réforme du secteur alimentaire. Cette réforme fut finalement engagée par l’Etat de l’apartheid et poursuivie par le nouveau gouvernement démocratique de l’ANC.

Le démantèlement de l’ancien système commença à la fin des années 1980. L’Etat supprima progressivement la fixation des prix du pain et du lait, ainsi que le subventionnement des produits alimentaires. Le « coup de grâce » fut porté en 1996, lorsque le gouvernement nouvellement élu de l’ANC abandonna les bureaux de contrôle et les remplaça par le South African Futures Exchange (SAFEX). A partir de ce moment, les prix des denrées agricoles, en particulier ceux des aliments de base (comme le maïs), furent fixés par les compagnies privées reprises dans le SAFEX. Ils se mirent à dépendre des marchés internationaux et des stratégies commerciales de puissantes multinationales, comme Cargill ou Seaboard. Cette dérégulation entraîna une augmentation de la spéculation sur les produits agricoles et une volatilité des prix alimentaires. En quelques années, le prix du maïs sur le SAFEX a augmenté de 200% (Chabane, 2004) !

Parallèlement, la part de la production agricole vivrière dans la consommation sud-africaine a dramatiquement décliné. Aujourd’hui, elle ne couvre plus que 5% des besoins. Ce sont les exploitations et les plantations à grande échelle aux mains de compagnies de l’agrobusiness, telles que Illovo, Tongaat-Hulettt et Anglo Vaal Industries, qui se taillent la part du lion. Une poignée de producteurs et de distributeurs sud-africains contrôlent désormais la chaîne alimentaire. Les quatre grandes sociétés de l’industrie agroalimentaire sont Tiger Brands, Premier Foods, Foodcorp et Pioneer Foods.

En 2008, la Commission sur la concurrence a accusé Premier Foods d’avoir illégalement fixé le prix du pain durant une période de cinq ans. Tiger Brands et Foodcorp ont également fait l’objet d’une enquête judiciaire suite à leur reprise conjointe de Entreprise, une entreprise de viande. L’industrie laitière est quant à elle dominée par Clover-Denone et Parmalat, deux compagnies qui sont également soupçonnées d’avoir conclu une entente afin de fixer le prix du lait. A l’autre bout de la chaîne alimentaire, la distribution est contrôlée par quatre sociétés : Shoprite, Pick and Pay, Woolworths et Spar (dont le noyau appartient à Tiger Brands). Des recherches ont également démontré que l’emballage, un secteur dominé par l’entreprise Nampak, représente 50% du prix des biens alimentaires vendus dans les supermarchés.

La libéralisation croissante de l’investissement a permis à de nombreuses sociétés étrangères de pénétrer le marché sud-africain de l’agroalimentaire. Au milieu des années 1990, par exemple, Parmalat a racheté deux des plus grandes entreprises de l’industrie laitière. Ces dernières, soutenues financièrement par le truchement des opérations internationales de Parmalat, se sont alors lancées dans une guerre des prix qui évinça du marché leurs concurrents de moindre taille. Ce faisant, elles obtinrent un monopole virtuel sur l’ensemble de l’industrie laitière sud-africaine (Newman, 2004). Au final, le consommateur paie des prix exorbitants.

Mobilisations pour le droit à l’alimentation et ambiguïtés du champ militant

Ces pratiques, et la hausse des prix alimentaires qu’elles entraînent, ont poussé des organisations de la société civile à passer à l’action. En 2003, plusieurs institutions religieuses progressistes et ONG se sont réunies pour lancer la campagne « Right to food ». Cette campagne, ainsi que les piquets régulièrement tenus par un petit nombre de militants résolus, ont largement contribué à la mise en évidence des pratiques de fixation des prix par les grandes entreprises de l’agroalimentaire et provoqué l’engagement de poursuites judiciaires contre ces dernières, notamment dans le secteur du pain.

Dans les zones rurales, des organisations telles que le Mouvement des sans terre (Landless People’s Movement - LPM) se mobilisent sur les question de la terre et de la sécurité alimentaire. Le groupe le plus actif est sans doute celui des petits fermiers du Cap-Occidental et du Cap-du-Nord, qui a convergé sous les auspices du Surplus People’s Project et du LPM pour mener des campagnes communes. En mai 2008, ils ont organisé une marche de plus de 1000 personnes dans les rues du Cap et défilé devant le Parlement pour exiger l’accès à la terre afin de produire des aliments. En août de cette même année, la même coalition a organisé un sit-in devant le Département des questions foncières du Cap-Occidental. Ces paysans sont en réseau avec d’autres petits producteurs à l’échelle internationale à travers leur affiliation à La Via Campesina.

Mais parmi les organisations qui se sont attaquées au problème de la crise alimentaire, la plus importante est bien entendu le COSATU. Ce dernier a organisé des grèves et des manifestations de plus en plus imposantes dans les principaux centres urbains en juillet et en août 2008, qui ont rassemblé plus de 25 000 personnes pour la seule ville de Johannesburg. Pour autant, force est de constater que le COSATU n’a pas de stratégie cohérente sur la question des prix alimentaires. Son secrétaire général, Zwelinzima Vavi, a par exemple déclaré en août 2008 que les manifestations visaient uniquement le prix de l’électricité. Des propos qui émanent de la bureaucratie, mais ne reflètent pas l’opinion de la majorité des travailleurs. Vavi a même été plus loin en déclarant que le problème des prix alimentaires pouvait être résolu par l’entremise d’un dialogue social avec le gouvernement de l’ANC et les entreprises du secteur agroalimentaire. En fait, le COSATU a déjà entamé des pourparlers avec l’ANC et le business de l’alimentation dans le cadre du Food Summit.

Le problème de fond réside dans les réticences du COSATU à imputer la responsabilité de la crise à son allié politique - le gouvernement de l’ANC - et à ses politiques néolibérales. L’ANC a d’ailleurs participé à chacune des manifestations organisées par la confédération. Qui plus est, le COSATU est un fervent supporter du président de l’ANC, Jacob Zuma, qui a clairement manifesté son intention de poursuivre les mêmes politiques néolibérales une fois élu président. Quoi qu’il en soit, sa proposition de résoudre la crise à travers la concertation sociale avec les entités qui en sont elles-mêmes responsables (l’ANC et les grosses entreprises) est des plus paradoxales… Dans ce contexte, les habitants devront se passer des bureaucrates du COSATU et compter sur leurs seules forces et celle des mouvements indépendants comme le LPM pour remettre en cause le pouvoir de l’industrie agroalimentaire et les politiques néolibérales qui sont à la racine de la crise actuelle.

Traduction de l’anglais : Patricia Lusvardi

Bibliographie

  • Chabane N. (2002), An Evaluation of the Influences on Price and Production in the Maize Market following Liberalisation, papier présenté au Trade and Industrial Policy Strategies (TIPS) Annual Forum.
  • Chabane N. (2004) « Markets, Efficiency and Public Policy – An Evaluation of Recent Influences on Price in the Maize Market and Government Responses » Transformation n° 55.
  • NALEDI (National Labour and Economic Development Institute) (2002), South Africa’s Food Security Crisis, NALEDI, South Africa.
  • Newman N. (2004), Restructuring the SA Dairy Industry : What Impact ?, ILRIG.

Etat des résistances dans le Sud - 2009. Face à la crise alimentaire

Cet article a été publié dans notre publication trimestrielle Alternatives Sud

Voir