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Afrique du Sud : « apartheid social » et contestations populaires

Si l’Afrique du Sud « post-apartheid » n’a pu mettre fin à l’« apartheid social » de fait, que tendent à perpétuer les politiques néolibérales, le mécontentement populaire croissant à l’égard des gouvernants actuels se manifeste sous la forme de mobilisations sociales pour la défense du secteur public et l’accès aux services de base. Souvent dispersées, ces mobilisations pourraient toutefois converger.

Le virage libéral qu’a connu l’ANC (African National Congress) - ancien mouvement de libération et de lutte contre l’apartheid, devenu après 1994 parti de gouvernement aux orientations capitalistes - a favorisé l’émergence de nouveaux mouvements sociaux à partir de 1999. Tantôt organisés en réseaux pour des campagnes tels que le Treatment Action Campaign (TAC), l’Anti-Privatisation Forum (APF) et l’Anti Evictions Campaign, tantôt impulsés par des communautés locales pour un meilleur accès au logement et aux services (comme le mouvement Abahli Base Mjondolo ou la communauté du Khutsong), ces mouvements sont devenus tellement actifs qu’à ce jour quelque 5000 mobilisations sociales de ce type ont déjà été recensées. Les contestations locales se propagent de township en township et d’une région à l’autre, tel un phénomène de contagion.

Certains mouvements, comme le mouvement des sans terre (Landless People’s Movement, LPM), ont acquis une dimension nationale avant de s’effondrer, mais d’autres, comme l’APF, s’avèrent plus résistants. L’apparente nouveauté de ces mouvements sociaux, dans un pays marqué par une longue tradition de lutte, témoigne de l’incapacité des anciens mouvements sociaux comme le Congrès des syndicats sud-africains (COSATU) à poursuivre la mobilisation, ou du déclin des branches locales de l’ANC considérées par le passé comme des sièges du militantisme.

Apartheid racial, apartheid social

La configuration de la société sud-africaine a considérablement évolué depuis la fin officielle de l’apartheid en 1994 et l’acquisition de droits politiques pour tous. L’apartheid est à considérer comme une forme de capitalisme racial instauré par l’État qui établissait une division du travail selon la race, fondée sur l’exploitation d’une main-d’œuvre noire bon marché. Des mesures discriminantes prévoyaient l’exclusion politique, le travail forcé et l’imposition de contrats de travail dans les Bantoustans, ainsi que la segmentation du marché du travail dans les zones urbaines. Ces pratiques étaient renforcées par le poids de traditions patriarcales qui justifiaient l’exploitation de la main-d’œuvre féminine noire pour des tâches domestiques ou des travaux ruraux. La classe capitaliste, qui régissait ces arrangements, était quant à elle, blanche et sud-africaine.
La victoire populaire contre le régime de l’apartheid mit fin à ces dispositifs basés sur la ségrégation raciale et le déni politique des citoyens noirs. Sur de nombreux points cependant, la rupture attendue, notamment des formes d’accumulation du capital, n’a pas eu lieu. D’une part parce que la composition de la bourgeoisie est restée identique : la classe dominante est essentiellement blanche. D’autre part parce que la politique des bas salaires n’a pas changé, si ce n’est qu’elle se fonde désormais sur les exigences de flexibilité imposées par le néolibéralisme. Les bataillons de travailleurs bon marché, informels, flexibles, segmentés sont toujours essentiellement noirs. Cette continuité avec la période du capitalisme racial autorise à qualifier le régime actuel de « néo-apartheid ».

Nouveaux mouvements sociaux

Les nouveaux mouvements sociaux d’Afrique du Sud sont issus d’actions d’opposition contre la détérioration des conditions de vie de la population. La plupart se composent de femmes noires, sans emploi, souvent mères célibataires et en charge de famille. Excepté le TAC (qui lutte pour l’universalisation de l’accès au traitement contre le sida), les nouveaux mouvements sociaux s’occupent essentiellement de l’accès aux services et au logement (à l’époque où le LPM était puissant, de nombreuses luttes organisées autour de la question de la « terre » concernaient déjà le logement et l’accès aux services dans les townships aux abords des villes).

L’instauration de gouvernements locaux a été un élément déclencheur dans les attaques néolibérales qui ont détérioré le niveau de vie des populations. Alors que les autorités locales se voyaient octroyer de nouvelles responsabilités et compétences, les transferts de l’impôt national diminuaient paradoxalement de façon drastique. Le pouvoir en place a ainsi imposé une politique de « recouvrement des coûts » qui consiste à faire payer les services publics aux habitants ; à défaut de quoi les fonctionnaires locaux coupaient l’eau et l’électricité ou pratiquaient des expulsions.

Les luttes des mouvements sociaux en Afrique du Sud sont essentiellement défensives, même lorsqu’elles concernent la marchandisation des services. Elles ont permis d’arracher d’importantes concessions à l’État, notamment en établissant des connexions électriques illégales à Soweto et dans le Gauteng en 2003 et 2004 ; en faisant cesser les expulsions et les coupures de courant ou d’eau dans la province du Cap occidental en 2005 et 2006 ; en mettant fin aux lettres de licenciement ; en contraignant l’État à prendre des mesures en matière de logement ; en remportant des batailles judiciaires qui portaient sur des affaires d’expulsion, etc.

Les mobilisations entreprises cherchaient à s’attaquer au phénomène de la pauvreté, mais sans pour autant remettre en question la légitimité du lien structurel qui unit l’État et ses institutions à la logique de l’accumulation du capital. C’est ce qui fait paraître ces mouvements comme des phénomènes locaux, parfois dispersés et épisodiques.

État des luttes en 2007

Contrairement à l’année 2005 durant laquelle les révoltes pour un meilleur accès aux services avaient abouti à la reconnaissance de la nécessité d’une intervention de la part de l’État, 2007 a débuté par une reprise de confiance des classes dirigeantes. Aux dernières élections de 2006, l’ANC a ainsi accru sa majorité malgré un plus faible taux de participation et une forte abstention qui ont témoigné d’une baisse d’intensité dans les luttes des mouvements sociaux. Le budget national, pour la première fois excédentaire, n’a pas été perçu comme un moyen pour transformer et consolider les services publics et accroître le niveau de vie, mais bien comme un moyen trouvé par le gouvernement pour confirmer son projet néolibéral. Il a ainsi préféré accentuer sa politique d’austérité, en réalisant notamment des coupes dans le budget des hôpitaux de la province du Cap occidental.

Les luttes intestines pour le leadership de l’ANC - qui provoquèrent une agitation dans certaines communautés du Kwazulu Natal qui associaient le président Thabo Mbeki aux politiques néolibérales et voyaient en Jacob Zuma, une figure d’opposition à ce modèle (ce qu’il n’est pas) - ont pris une tournure plus électoraliste, permettant moins à Zuma de fédérer l’insatisfaction à l’égard de Mbeki comme cela avait été le cas lors des turbulences de 2006.

Mais depuis juin/juillet 2007, les révoltes pour un meilleur accès aux services resurgissent. Dans la seconde moitié de l’année, elles ont connu un regain d’intensité à une large échelle - agitations dans le Khutsong, le Vaal et les bidonvilles au sud de Johannesburg et au Kwazulu Natal ; nouvelle vague de protestation à Free State et manifestations contre l’autoroute N2 dans les townships du Cap. Certaines de ces luttes s’inscrivent dans les mouvements Indaba et APF, d’autres doivent encore trouver des relais nationaux ou régionaux. Progressivement, de nouveaux mouvements émergent et des rapprochements se créent dans un souci de convergence et d’unité.

Même l’un des plus anciens mouvements, le COSATU, a repris de la vigueur en organisant une vague de grèves, centrées à l’origine sur les salaires mais qui ont finalement débordé sur des questions de politique générale. Les grands syndicats – NEHAWU (National Education Health and Allied Worker’s Union), NUMSA (National Union of Metal Workers of South Africa) et autres - qui, au cours des 2 ou 3 dernières années, avaient tous conclu des accords pluriannuels sur les salaires, sont sortis de leurs réserves et ont programmé des nouveaux cycles de négociation en 2007. Ces nouvelles discussions sur les salaires ont provoqué des grèves importantes dans l’industrie, notamment chimique, mais surtout dans le secteur public.

La grève des services publics a été, jusqu’ici, la plus significative de l’année pour plusieurs raisons. Elle pénalisait avant tout la classe ouvrière et la classe moyenne qui l’ont néanmoins largement soutenue. Elle était dirigée contre l’État, et en particulier contre le parti dirigeant sans aucune médiation de tiers (patrons, consultants). Elle a également attiré un public qui, par le passé, n’avait jamais particulièrement milité (par exemple des enseignants et même des membres de la classe moyenne blanche). Cette grève est ainsi devenue l’expression d’un vaste mécontentement face à l’insuffisance des services sociaux existants. Elle a permis aussi de faire le lien avec les révoltes de 2005 pour un meilleur accès aux services (bien qu’il soit trop tôt pour affirmer que les travailleurs aient fait la relation) tout en facilitant une nouvelle vague de révoltes au cours de la seconde moitié de 2007.

Bien qu’il faille se méfier d’un optimisme débordant qui laisserait entendre que les luttes post-apartheid vont générer à court terme une alternative solide au néolibéralisme, il ne fait cependant aucun doute qu’il existe un mécontentement croissant et un rejet du triomphalisme néolibéral qui a marqué les premières années de la présidence Mbeki. On peut considérer que ce mouvement est en cours de gestation, cherchant encore sa voix et son identité, tant en Afrique du Sud que dans le reste du monde.
Ainsi, même si le front des luttes semble parfois se déplacer d’un secteur à un autre - les révoltes communautaires pour l’accès aux services en 2005 ou la grève dans les services publics en 2007 -, un mouvement se construit progressivement autour de la recherche d’une plus grande clarté politique, d’une convergence entre les différents acteurs et d’une éducation politique au sein des nouveaux mouvements sociaux.


P.-S.

Traduction de l’anglais : Annie Vonesch.

Etat des résistances dans le Sud - 2008

Cet article a été publié dans notre publication trimestrielle Alternatives Sud

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