L’économie sociale et solidaire prend – au Nord comme au Sud – divers noms (« économie sociale », « entreprise sociale », « tiers secteur », « économie populaire (et solidaire) », etc.), dessine des contours divergents, et occupe, dans les politiques économiques et sociales, une place contradictoire, en fonction des continents et des gouvernements. Cependant, partout, elle suscite un regain d’intérêt au regard, d’une part, de la crise économique endémique qui se poursuit depuis 2008 et, d’autre part, de ses potentialités en termes de création d’emplois, de lutte contre la pauvreté et de transformation sociale. Ce sont les enjeux et les mobilisations autour de cette actualité, au Sud, que le dernier numéro d’Alternatives Sud [1] interroge.
Une institutionnalisation problématique
L’institutionnalisation en cours des initiatives d’ESS dans nombre de pays, bien que souvent partielle voire incohérente, traduit tout à la fois une réactualisation des pratiques et coutumes traditionnelles d’entraide et de travail collectif [2], une montée en puissance des organisations de la société civile ainsi que leur convergence au moins partielle, et l’intégration de l’ESS dans les programmes de développement des gouvernements, des ONG du Nord et des organisations internationales. Cependant, quand elle n’est pas détournée au profit d’une instrumentalisation politique (comme processus de contrôle social ou de clientélisme), cette institutionnalisation continue à buter sur le caractère dispersé, fragile et hétérogène de ces initiatives, dont l’efficacité trop souvent est circonscrite au niveau local. Sans compter les injonctions contraires auxquelles elles sont soumises. Ainsi, si la tendance mondiale est à une certaine reconnaissance institutionnelle du travail et du potentiel de l’ESS, celle-ci est le plus souvent réduite à un instrument de lutte contre la pauvreté et de création d’emplois (ou de formalisation de l’emploi) [3] , cantonnée à une annexe « sociale » de programmes macro-économiques, qui demeurent inchangés et déterminent la matrice des politiques de développement, contraire à la dynamique et à la vision de l’ESS.
L’un des principaux enjeux des acteurs de l’ESS est dès lors de sortir de cette instrumentalisation et de cette impuissance, en étant plus et autre chose. C’est-à-dire, en étant plus qu’une économie de pauvre pour les pauvres, et autre chose que le camion-balai du néolibéralisme. Et de viser au changement social. Cela suppose en retour de changer de lunettes et d’échelle.
Une question d’actualité
Plutôt que de regarder l’ESS avec les lunettes de l’économie dominante, qui la subordonne à ses propres dogmes et au « désencastrement » des autres dimensions de la vie en société [4], celle-ci nous invite à bousculer notre vision des rapports économiques, la compréhension de ce qui ressort ou non de la politique, et, de manière générale, à la voir sous l’angle des transformations sociales. Déogratias Niyonkuru, qui a participé à numéro d’Alternatives Sud, directeur d’Adisco, vient de recevoir le Prix du développement en Afrique de la Fondation Roi Baudouin [5] . À l’heure où, suite à la volonté du président Pierre Nkurunziza de briguer un troisième mandat, son pays s’enfonce dans l’instabilité, il appelle à porter un autre regard sur la situation du Burundi.
Ainsi, la violence politique actuelle est aussi, selon lui, le prolongement d’une violence sociale ; celle de la pauvreté, de la dépendance et de l’absence de développement inclusif. Classé 180ème (sur 184) selon l’Indice de développement humain (IDH), avec plus de 48% de la population vivant dans l’extrême pauvreté, le document de stratégie 2012-2016 de la Banque africaine de développement notait déjà qu’« il est probable que le Burundi n’atteigne pas un seul des objectifs du millénaire pour le développement (OMD) en 2015 » [6] . Dès lors, si tous les efforts diplomatiques internationaux sont bien sûr les bienvenus, la sortie de crise dépend surtout du renforcement des capacités du peuple burundais à créer et concrétiser ses propres solutions [7] . Or, celles-ci passent entre autre par l’ESS. En effet, sa dynamique participe d’une mobilisation des ressources endogènes (d’autant plus stratégique dans ce pays où s’activent de nombreuses ONG du Nord et où près de la moitié du budget national dépend de l’aide extérieur) et d’un rejet « des modèles descendants ». Ses initiatives se matérialisent par la mise en place de groupes de solidarité, de coopératives et mutuelles, qui peuvent offrir des services sociaux de base à la population, tout en renforçant ses moyens d’action.
Ce changement de regard sur les fondements de la crise burundaise et les contours de la solution à apporter s’accompagne nécessairement d’un changement d’échelle. Il convient de ne s’arrêter ni aux formes organisationnelles - tant les pratiques de nombreuses mutuelles et coopératives ne respectent pas les principes de l’ESS, adoptant un mode de fonctionnement similaire à n’importe quelle entreprise capitaliste -, ni aux dimensions locales, car l’enjeu est la construction d’un espace commun national, relayée et appuyée par des politiques publiques. D’ailleurs, avec le soutien notamment de l’ONG belge, Solidarité socialiste, Adisco est engagé dans la mise en œuvre d’une « boussole » de l’ESS, qui puisse faire office de Charte burundaise en la matière et, à terme, faciliter le processus de regroupement et de plaidoyer des acteurs locaux [8] .
Toutes proportions gardées, les défis de l’ESS au Burundi se retrouvent ailleurs et se posent dans les mêmes termes ; au croisement de la construction d’un mouvement social et d’une dynamique de transformations sociétales. En dernier ressort, la prétention de l’ESS d’incarner une solution aux crises actuelles et, au-delà, d’être une alternative à la mondialisation néolibérale, dépend de sa capacité à inventer de nouveaux rapports avec les institutions publiques et le marché.